Le dragon Griaule, de Lucius Shepard

Un auteur un peu « underground », en tout cas peu connu en France, mais qui fait la fierté de son éditeur, des critiques plutôt dithyrambiques sur ses œuvres précédentes, il n’en fallait pas plus pour que je me jette sur ce recueil (unique au monde !) qui réunit les différentes histoires de l’auteur à propos de ce gigantesque dragon pétrifié. Dissection…

 

Quatrième de couverture :

En 1853, dans un lointain pays du Sud, en un monde séparé du nôtre par la plus infime marge de possibilité, la vallée de Carbonales, une région fertile entourant la cité de Teocinte et réputée pour sa production d’argent, d’acajou et d’indigo, était placé sous la domination d’un dragon nommé Griaule. Il y avait d’autres dragons en ce temps-là, vivant pour la plupart sur des îlots rocheux à l’ouest de la Patagonie — de minuscules créatures irascibles, dont la plus grande avait à peine la taille d’une alouette. Mais Griaule était l’une des Bêtes géantes qui avaient régné sur un âge antique. Au fil des siècles, il avait grandi jusqu’à mesurer sept cent cinquante pieds au garrot et plus de six mille pieds de la queue au museau…

 

Quand un dragon pétrifié menace

Ce recueil est donc constitué de six récits, plus ou moins longs, faisant tous référence à ce gigantesque dragon pétrifié par un magicien il y a une éternité de cela, mesurant près de deux kilomètres de long et sur lequel s’est développé toute une faune et une flore. Une fantasy furieusement classique en apparence, mais en apparence seulement. Car on est très très loin d’une « high fantasy » avec elfes, nains, orques, etc… Lucius Shepard ne mange pas de ce pain là. Les différents textes de ce recueil préfèrent se pencher sur les travers des êtres humains, mis en exergue par la présence menaçante du dragon, qui ne cesse d’influencer, de modeler, de façonner la volonté des hommes. Une présence importante, centrale même, mais c’est bien le seul élément vraiment fantasy du recueil.

Les deux premiers textes, « Celui qui peignit le dragon Griaule » et « La fille du chasseur d’écailles » permettent de découvrir cet univers de la plus belle des manières. De l’extérieur tout d’abord, à travers la tentative d’un artiste d’en finir avec le dragon en le peignant intégralement, de manière à ce que les toxines de la peinture l’empoisonnent définitivement, puis de l’intérieur avec cette jeune fille contrainte d’habiter dans les entrailles pétrifiées du dragon, découvrant ainsi toute une faune « entretenant » le dragon, le débarrassant de ses parasites, etc… Jusqu’à ce qu’elle se rende compte de son rôle dans tout cela, et de la redoutable influence de Griaule. Ces deux textes, portés par une écriture d’une finesse remarquable, restent finalement relativement « sages », mais on sent les prémisses d’une manipulation des masses par Griaule, alors que la critique sur les travers de l’humanité se fait déjà assez acerbe. Deux textes très bien écrits donc, accrocheurs, très visuels (les descriptions font naître des images dans la tête, un grand voyage sans bouger de son fauteuil…) mais sans être exceptionnels.

L’exceptionnel arrive avec « Le père des pierres ». Un prêtre du culte du dragon a été assassiné, et le meurtrier présumé, que tout accuse, prétend avoir agi sous l’influence du dragon. S’en suit une enquête passionnante, dans laquelle les manipulations succèdent aux trahisons, sur fond de questionnement personnel du narrateur, un avocat. Griaule est-il bien derrière tout cela ? Ou bien n’est-il qu’un prétexte bienvenu pour masquer un ou des crimes dictés par les sentiments les plus vils ?… Passionnant de bout en bout, particulièrement bien mené car on ne sait jamais qui dit la vérité et/ou qui manipule qui, toujours très bien écrit, parabole sur l’argent, la manipulation, la perversion, la liberté de choix, ce texte mérite à lui seul l’achat du recueil.

Les deux textes qui suivent mettent en scène de manière plus claire la volonté de Griaule : volonté de se reproduire dans « La maison du menteur », toujours en utilisant un homme (mais n’est-ce pas plutôt Griaule lui même ?), volonté de se mouvoir à nouveau dans « L’écaille de Taborin ». A travers deux histoires d’amour contrariées, voire impossibles, le dragon apparaît sous un nouveau jour, plus complexe, peut être moins malfaisant qu’on ne le pense, plus « humain » (notez les guillemets…), mais toujours redoutable.

Enfin, la pierre angulaire de ce recueil (au moins par la longueur), « Le crâne », prend place dans un Guatemala alternatif nommé Temalagua, de nos jours (les textes précédents se situant dans le passé). Lucius Shepard dévoile ici toute la dimension politique qu’il sait insuffler à ses récits. Incontestablement issu de son expérience personnelle, ce texte fort est d’une profondeur et d’une finesse rarement égalées. Entre la dénonciation des dictatures, des guerres civiles, de la violence, de la misère, et j’en passe, il y a vraiment de quoi lire entre les lignes. Un texte extrêmement riche, qui mériterait bien d’être étudié à l’école, soyons fous !

Au final, ce recueil est évidemment incontournable, pour son fond comme pour sa forme. Lucius Shepard faisait déjà partie des grands, mais je n’avais jamais rien lu de lui. Maintenant je sais.

Un seul bémol : pour lire ce recueil, il faut être prêt à lire des récits qui demandent de l’investissement de la part du lecteur. Bémol car ce n’était pas ce dont j’avais besoin à ce moment là, et même si j’y ai trouvé beaucoup de qualités, je l’ai lu alors qu’il me fallait une lecture plus « simple », donc elle n’a pas été de tout repos pour moi. J’ai donc volontairement laissé passer du temps avant d’écrire ma chronique. Un peu de temps pour digérer, et laisser les incontestables qualités du livre remonter à la surface… Vous voilà prévenus ! 😉

Enfin, cette chronique ne serait rien sans un hommage au traducteur, Jean-Daniel Brèque, qui a réalisé un grand travail, comme à son habitude. Signalons également la postface dans laquelle Lucius Shepard revient sur chacun des six récits. Une petite friandise qui vaut le détour ! L’objet-livre est quant à lui remarquable : couverture cartonnée avec rabats, vernis sélectif, illustration de couverture magnifique, une très belle réussite !

Chronique à lire également chez Efelle, Lhisbei, Tigger Lilly, Cédric Jeanneret, Gromovar.

  
FacebooktwitterpinterestmailFacebooktwitterpinterestmail