Avec joie et docilité, de Johanna Sinisalo

Depuis quelques semaines sur ma liste de romans à lire au plus vite, le nouveau roman de l’auteure finlandaise Johanna Sinisalo (déjà remarquée pour son précédent, « Le sang des fleurs ») promettait de frapper un grand coup avec cette dystopie eusistocratique. J’ai enfin pu lui trouver un créneau de lecture (sans trop de difficultés, le roman n’étant pas bien épais). Voyons si les promesses sont tenues.

 

Quatrième de couverture :

République eusistocratique de Finlande, 2013. La nation a pris en compte ses erreurs historiques.
La stabilité sociale et la santé publique sont désormais les valeurs prédominantes. Tout ce qui procure du plaisir ou est susceptible de causer une quelconque dépendance est formellement interdit, y compris le café. À une exception près – le sexe. La distribution de sexe – un produit de consommation essentiel à la paix sociale – doit être aussi efficace que possible. À cet effet, le corps scientifique gouvernemental a généré une nouvelle sous-espèce humaine – les éloïs. De type blond, réceptive et soumise, l’éloï est jugée apte pour le marché de l’accouplement et sera vouée à favoriser par tous les moyens le bien-être de son époux. Les morlocks, en revanche, éléments de la population féminine jugés trop indépendants et difficilement domesticables, sont une espèce en voie de disparition. Stérilisées dès leur plus jeune âge, elles constituent un réservoir de main-d’oeuvre affectée à des tâches de nature répétitive.
Vanna est née avec les traits d’une éloï mais le caractère d’une morlock et réussit, au prix de mille efforts, à se faire passer pour une éloï. Mais la comédie risque d’être de courte durée, l’intelligence et la curiosité se laissent difficilement dompter…

Avec beaucoup de finesse, Johanna Sinisalo nous invite à nous interroger sur les mécanismes de la manipulation des masses et la place de la femme dans nos sociétés. Un thriller dystopique aussi troublant que ludique par la reine du finnish weird.

 

Les petites lèvres ne mentent pas…

avec-joie-et-docilite-sinisalo-couvertureÉtonnant roman qui cible les travers de la société finlandaise, « Avec joie et docilité », bien que paru en collection « générale », reste bel et bien un roman d’anticipation dystopique. L’ordre et la paix sociale ne sont pas qu’un but lointain pour la Finlande qui, loin des dépravations et autres addictions menant aux crimes et au désordre des autres pays, a orienté sa politique sociale et scientifique pour obtenir la société parfaite. Jugez plutôt : à coup de sélection génétique, seuls les individus jugés « conformes » aux desiderata gouvernementaux sont aptes à procréer. Les virilos (les hommes) travaillent, tandis que les eloïs (les femmes) sont dociles, soumises, restent au foyer et élèvent les enfants. Mais il faut aussi de la main d’oeuvre pour faire tourner le pays. C’est ainsi que les individus mis de côté sont utilisés en tant que travailleurs pour la basse besogne, sans oublier d’avoir été stérilisés auparavant, ce qui concerne aussi bien les femmes (celles-ci sont appelées morlocks) que les hommes (les infras) handicapés, malades ou « déviants ».

Tout cela c’est bien joli mais ça ne suffit pas pour obtenir le calme et la stabilité, bien que la satisfaction sexuelle des hommes auprès de leur jolie épouse docile y contribue (ceux-ci sont d’ailleurs libres de changer d’épouse très facilement, les éloïs étant par définition incapables de prendre ce genre de décision). Les produits jugés addictifs sont donc interdits, qu’il s’agissent de biens technologiques ou culturels (certains livres, téléphones portables…) ou bien tout simplement alimentaires (café, alcool…).

Je ne fais pas le tour complet de tout le fonctionnement de ce pays, il y aurait encore beaucoup de choses à dire, Johanna Sinisalo semble y avoir beaucoup réfléchi même si on peut douter du réalisme de la chose, l’auteure usant de son prétexte à l’extrême, mais l’effet démonstratif est réussi. Et c’est justement dans ce contexte que l’on fait connaissance avec Vera et Mira, deux jeunes filles nées en Espagne mais que la mort de leurs parents oblige à rejoindre leur grand mère en Finlande. Puis vient le moment de l’inspection du ministère de la santé, étape obligatoire pour déterminer l’orientation des jeunes filles. Mais les deux soeurs, bien que très ressemblantes physiquement (de jolies poupées blondes, de parfaites éloïs en puissance), sont bien différentes. Et si Mira est bien celle que l’on pense d’elle, Vera est tout autre : sous ses allures d’éloï, elle ne se conforme absolument pas aux standards du gouvernement. Sa grand-mère en est consciente et lui conseille de tricher au test, ce qu’elle parvient à faire. Vera et Mira deviennent donc Vanna et Manna (oui, les « r » c’est trop agressif, il faut quelque chose de plus doux). Et c’est le début du calvaire de Vera/Vanna… Car comment cacher aux yeux du monde sa nature profonde ?

En lisant ce que je viens d’écrire, on pourrait penser que « Avec joie et docilité » est un roman dans la lignée de « 1984 ». Ce n’est pas totalement faux, mais le ton n’a rien à voir. Car si on est bien dans une dystopie, Johanna Sinisalo nous la décrit sur un ton très léger, loin de toute lourdeur plombante. Dérision et humour infusent les pages du roman, le rendant extrêmement facile et plaisant à lire. Dénonçant la société patriarcale, sous ses allures de dystopie « légère » (ce qu’elle n’est pas du tout dans le fond, on parle bien d’eugénisme, de sexualisation voire d’esclavagisme de la femme, de société totalitaire avec frontières fermées, surveillance généralisée, police des moeurs, archaïsme technologique pour les citoyens, etc…), le roman fait mouche et sans s’étaler outre mesure nous fait suivre Vera/Vanna qui tente de rechercher sa soeur disparue depuis peu, une Vera/Vanna qui a bien du mal à s’insérer dans cette société qui n’est pas faite pour elle, cette libre femme qui s’enivre de piment, produit prohibé (mais restant le plus simple à se procurer… ou à cultiver !) pour cause d’addiction possible (la capsaïcine, d’où un épatant premier chapitre et la phrase d’accroche du début de cet article…).

S’appuyant sur une belle variété narrative (épistolaire, manuels scolaires, définitions du dictionnaire, voire même des textes scientifiques ou des textes de lois offrant plus qu’un semblant de vérité puisqu’inspirés de textes réels…), Johanna Sinisalo atteint son but : dénoncer sans oublier d’amuser. Et quand bien même la dernière partie tombe un peu dans le mystique et déçoit un peu par rapport au propos général, « Avec joie et docilité » reste un excellent moment de lecture, une lecture qu’on ne manquera pas de conseiller à un large lectorat car elle s’avère salutaire sur bien des points, dotée en sus d’une couverture à l’illustration frappante et totalement dans le sujet.

 

Lire aussi les avis de Gromovar, Lune, Lhisbei, Efelle, Yogo, Le chien critique, Un dernier livre, Quoi lire, Bazar critique.

Critique écrite dans le cadre des challenges « SFFF et diversité » de Lhisbei (item 15 : lire un livre de SFFF féministe) et Dystopie de Val.

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