Kirinyaga, de Mike Resnick

Le sujet du jour, « Kirinyaga », est un recueil de nouvelles (8 nouvelles entourées d’un prologue et d’un épilogue) formant un tout cohérent, chronologique, et reprenant les mêmes personnages tout au long du récit. Il s’en faut de peu pour que l’on puisse le qualifier de roman, si ce n’est le fait que tous ces chapitres sont parus individuellement, sous forme de nouvelles donc, en raflant au passage de nombreux prix et autre nominations (pas loin d’un soixantaine en tout, dont deux prix Hugo et un prix Locus !). Avec un tel pedigree, j’en attendais beaucoup.

 

Quatrième de couverture :

Kirinyaga est le nom que portait le mont Kenya lorsque c’était encore la montagne sacrée où siégeait Ngai, le dieu des Kikuyus. C’est aussi, en ce début du XXIIe siècle, l’une des colonies utopiques qui se sont créées sur des planétoïdes terraformés dépendant de l’Administration.

Pour Koriba, son fondateur – un intellectuel d’origine kikuyu, qui ne se reconnaît plus dans un Kenya profondément occidentalisé -, il s’agit d’y faire revivre les traditions ancestrales de son peuple, en refusant coûte que coûte tout ce qui pourrait menacer la permanence de cette utopie africaine. Mais l’existence de Kirinyaga, fondée sur des valeurs du passé, est-elle viable, dans ce monde de progrès en constante évolution ?

 

Une utopie africaine

La narrateur de ce roman est donc Koriba, le fondateur de cette utopie africaine construite sur une petite planète terraformée (seul argument SF mais malgré tout très space-opéra du roman), le mundumugu, le « sorcier du village », gardien des coutumes et des traditions kikuyus. Personnage-clé de ce récit sur l’affrontement entre modernité et tradition, il apparaît éminemment sympathique mais aura bien du mal à empêcher les grains de sable de plus en plus nombreux d’enrayer la machine ou pour reprendre une des nombreuses paraboles du roman, n’aura pas assez de ses dix doigts pour colmater les fuites.

Il aurait été facile pour l’auteur de prendre un parti clair : dénigrer les occidentaux pour montrer que l’humanité ne trouvera son salut que dans un retour aux sources, ou bien à l’inverse montrer que le progrès est bon pour l’humanité. Mais rien de cela. Mike Resnick, très intelligemment, de manière très subtile et sans jugement de valeur, ne fait que raconter son histoire et laisse chacun libre de se faire son avis (c’est là une des grandes forces du roman). Ainsi, on aura bien du mal à ne pas se prendre de sympathie pour Koriba, et on aimerait que ce vieil homme arrive à réaliser son rêve, mais pourtant comment cautionner ces traditions qui peuvent sembler plus qu’archaïques aujourd’hui (excision, polygamie, soumission des femmes, mort des bébés arrivant par le siège sous prétexte qu’ils sont des démons, idem pour les jumeaux dont on doit tuer le premier des deux, les personnes agées données en pâture aux hyènes, etc…).

De plus, Koriba souhaite maintenir son utopie à tout prix, mais cela implique de laisser son peuple dans l’ignorance voire de lui mentir délibérement (il fait en public des prières pour faire tomber la pluie alors qu’il lui suffit de demander une correction orbitale via un ordinateur en privé), même si aucun habitant de Kirinyaga n’est prisonnier puisque chacun est libre de partir quand bon lui semble. C’est là toute la finesse du roman : il n’y pas de contrainte, chacun est libre de ses décisions, et pourtant ce monde idyllique pour ceux qui l’ont choisi ne peut que se fissurer. L’utopie Kirinyaga est en fait l’utopie presonnelle de Koriba. Et il aura bien du mal à maintenir les traditions face au désir de progrès de son peuple (aussi bien social que technologique), qui apparaît au gré des ces « petits riens » apportés par des visiteurs ou évènements extérieurs, ou des erreurs de jugement du mundumugu.  Mais Koriba persiste à rejeter tout ce qui n’est pas kikuyu et à maintenir Kirinyaga dans l’immobilisme, alors même que son utopie (concept qui par ailleurs n’existe pas dans la langue kikuyu) n’existe que grâce à la science de ceux qu’il méprise, et que lui même est un homme cultivé qui a fait des études dans les pays occidentaux. Une des nombreuses contradictions de ce personnage fascinant qui ne souhaite finalement que le bien de tous.

Ecrit comme un conte, dépaysant par ce côté africain très bien rendu (en tout cas pour un européen comme moi), avec de nombreuses paraboles racontées par le vieux sorcier narrateur, le récit de Mike Resnick fait preuve d’une grande finesse et d’une grande sensibilité dans le propos. Certaines nouvelles sont véritablement poignantes (« Toucher le ciel » et cette petite fille qui souhaite apprendre à lire, « Quand meurent les vieux dieux » et l’arrivée d’un médecin occidental qui va tout changer, « A l’est d’Eden » et sa superbe conclusion).

Réflexion sur l’utopie, le maintien des traditions, l’influence voire l’envahissement d’une culture au détriment d’une autre, l’identité culturelle, livre poétique et plein d’humanisme, on sent à travers « Kirinyaga » que Mike Resnick aime l’Afrique, qu’il la connaît très bien. « Kirinyaga » est sans aucun doute un chef d’oeuvre, une oeuvre intemporelle qui mérite d’être lue par le plus grand nombre, bien au delà du seul cercle des amateurs de science-fiction. A découvrir absolument pour ceux qui ne le connaissent pas encore, et à mettre entre toutes les mains !

 

Chronique écrite dans le cadre du challenge « Summer Star Wars, épisode VI » de Lhisbei.

  
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