Bifrost 92, special Theodore Sturgeon

Et hop, un quatrième Bifrost d’affilée ! Mmmmh, peut-être serait-il temps de penser à un abonnement… Un 92ème numéro donc, cette fois consacré à un grand monsieur de la SF, qui fait partie des incontournables du genre, régulièrement cité dans les classements des immanquables, à savoir Theodore Sturgeon. Un auteur décédé en 1985 mais qui bénéficie ces dernières semaines/mois d’un renouveau d’actualité en France avec la parution d’une traduction révisée de « Cristal qui songe » alors que celle de « Les plus qu’humains » est déjà dans les tuyaux (pour une sortie prévue en 2019), mais aussi avec l’arrivée chez ActuSF d’un recueil présentant essais, interviews et quelques archives inédites sur l’auteur (recueil nommé « Theodore Sturgeon, le plus qu’auteur »). Et donc ce Bifrost, sous-titré « Le trop humain ».

Mais cette actualité de Sturgeon en France est à relativiser, comme l’indique Olivier Girard dans son édito, quand on se représente sa vaste bibliographie : 14 romans, 45 recueils VO et 230 nouvelles, le hic étant qu’on ne trouve en neuf que trois livres de Sturgeon. Oui, seulement trois, le dernier recueil inédit ayant été publié il y a… 37 ans ! Effarant. Sachant qu’à peu près la moitié des nouvelles de l’auteur ont été publiées en France, il y a largement de quoi en publier de nouveaux, ou au moins rendre à nouveau disponibles quelques-uns de ses chefs d’oeuvre qu’on ne trouve plus que chez les bouquinistes. A bon entendeur…

Mais avant de parler de Sturgeon plus avant, faisons un petit tour des rubriques habituelles. Les critiques tout d’abord, avec la partie sur les revues toujours menée par un Thomas Day en grande forme, plein de mauvaise foi mais au style hilarant (et on applaudit son acharnement trimestriel d’une seule main ! 😀 ), et celle sur les livres qui démontre qu’en cette période de rentrée littéraire les éditeurs ont sorti l’artillerie lourde. Beaucoup de choses intéressantes, nécessitant de faire des choix. Parmi ce que je n’ai pas encore acheté, je note « Lyonesse » de Jack Vance, le guide Lovecraft, « Nous sommes légion » de Dennis E. Taylor, « Vengeresse » de Alastair Reynolds, « Gwendy et la boîte à boutons » de Stephen King et Richard Chizmar, « La grâce des rois » de Ken Liu. Evidemment, impossible de tout lire…

Une fois n’est pas coutume, la parole habituellement donnée à un libraire l’est cette fois aux bibliothécaires de la bibliothèque Rainer Maria Rilke. Instructif quand on ne connait que le côté « client » d’un tel établissement. La rubrique « Scientifiction » est consacrée à l’astrolinguistique (l’opportunisme du Bélial’ n’est plus à démontrer alors que sort sa nouvelle collection « Parallaxe » dont l’un des deux ouvrages de lancement s’appelle « Comment parler à un alien ? »), l’occasion, avec cet article écrit par Roland Lehoucq et Frédéric Landragin, comme toujours enrichissant, de voir qu’échanger avec une forme de vie étrangère intelligente est loin d’être gagné, notamment quand des scientifiques chargés d’inventer un langage plus ou moins universel ne parviennent pas eux-mêmes à traduire un texte de quelques dizaines de phrases…

Enfin, la rubrique des news revient notamment sur l’arrivée de la collection « Imaginaire » chez Albin Michel (deux des trois premiers titres sont d’ailleurs critiqués dans ce numéro), mais lance également les votes pour le Prix des lecteurs de Bifrost 2018. N’étant pas abonné, je ne peux pas voter mais j’ai lu les nouvelles des quatre derniers numéros, et je peux donc influencer les votants en donnant mon avis. Côté francophone, je place en tête « La mort de John Smith » de Michel Pagel, devant « En finir » d’Isabelle Dauphin. Côté étranger, c’est un plébiscite aux auteurs morts avec « Comment c’est là-haut ? » de Edmond Hamilton devant les deux nouvelles de Sturgeon ici présentes (j’y reviens plus bas). Puis viennent ensuite Ken Liu avec « Souvenirs de ma mère » et « L’obélisque martien » de Linda Nagata. Nous verrons la qualité de mes pronostics dans le prochain numéro…

Venons-en maintenant au gros morceau de ce numéro, le dossier consacré à Theodore Sturgeon. Volumineux (71 pages, dont 14 de bibliographie), il aborde l’auteur par différents aspects. Un aspect purement factuel dans l’article de Francis Valéry qui détaille sa vie, ses moments d’intense production, ses moments de doute voire de dépression et d’arrêt d’écriture, son évolution personnelle (intimement liée à ses textes), mais aussi son accueil éditorial en France au cours de sa vie. L’article suivant, signé Paul Williams et écrit en 1977, aborde Sturgeon de manière plus personnelle et pour cause : Williams et Sturgeon étaient devenus amis, même si ce terme semble difficile à employer avec Sturgeon. Il semble en effet avoir été un homme complexe, parfois fuyant, donnant peut-être l’impression de ne vivre que dans le moment présent. Un joli texte en tout cas, notamment avec un chapitre VIII superbe d’analyse et d’amour à la fois.

Vient ensuite un texte de Gérard Klein, écrit en 1957 (Klein n’avait alors que 20 ans) pour la revue « Fiction ». Soyons clairs, c’est du Gérard Klein. L’analyse est profonde et réfléchie, aucun doute là-dessus, mais j’ai beaucoup de mal avec le style. En bref, tout cela m’a laissé plutôt froid… Philippe Boulier s’attaque ensuite aux nombreuses parutions de recueils sturgeoniens en France, en détaillant ceux-ci pour dire quelques mots sur les nouvelles les plus importantes. Un article passionnant car il dissèque la bibliographie de l’auteur et qui se révèle indispensable avant d’aller (hélas, trois fois hélas !…) courir les bouquinistes. Et pour terminer, le classique guide de lecture, qui se révèle donc ici très court puisque, on l’a dit, Sturgeon n’est que peu disponible en neuf… Sans oublier bien sûr le travail de Titan effectué par Alain Sprauel pour nous fournir un bibliographie complète. Chapeau.

Un dossier complet donc, qui aborde Sturgeon de manière externe ET interne (chose qui manquait sur le pourtant superbe dossier Edmond Hamilton par exemple). Ce ne fut pas une découverte totale pour moi (rappelons que la préface de Marianne Leconte dans « Le livre d’Or de Theodore Sturgeon » fait toujours autorité), mais cette nouvelle plongée dans l’oeuvre d’un auteur fascinant (et dont j’apprécie les écrits au fil de mes découvertes, comme ce fut le cas dans ce Bifrost, j’en parle juste en-dessous) est une piqûre de rappel, à moi comme à tous les éditeurs : oui, Theodore Sturgeon est un grand maître de la SF, et il est urgent que ses oeuvres redeviennent disponibles en France.

Un Bifrost ne serait pas complet sans quelques nouvelles. Quatre sont au sommaire, les nouvelles de Thierry Di Rollo et Michael Roch étant entourées par deux textes de Theodore Sturgeon. Elles en souffrent un peu d’ailleurs. Celle de Thierry Di Rollo, « Brumes fantômes », parvient tout de même à tirer son épingle du jeu avec Bersekker, un tueur recouvert d’un exosquelette noir, avec oeil augmenté et bras squelettique (au sens premier : son bras est un os). Il revient sur sa planète natale pour dire adieu à son père mourant. C’est noir (forcément avec Di Rollo), c’est triste, et ce récit offre quelques « jolis » moments de réflexion sur la conscience qui poursuit notre homme et qui s’incarne sous la forme de brumes fantômes. Expier ses crimes demandera à Bersekker de donner un peu de lui-même… Le récit de Michael Roch en revanche, quoiqu’incontestablement bien écrit, n’atteint pas son but. L’introduction d’Olivier Girard l’indique bien, ce texte est « court, percutant, dérangeant, hermétique et très écrit. (…) Vous dire qu’on y a tout compris serait mentir… ». Et en effet, on ne comprend pas grand chose, si ce n’est que deux hommes (un scientifique et sa créature, tiens tiens…), sur une mer jonchée de cadavres, tentent de rejoindre Lanvil (quoique puisse être Lanvil…). C’est sans doute très métaphorique (ou pas…), mais impossible de savoir ce que l’auteur a voulu me raconter…

Terminons donc ce trop long article avec les deux textes de Sturgeon. Le premier, qui ouvre ce Bifrost, « Tandy et le brownie » est en partie autobiographique puisque Tandy est une des filles de l’auteur. Une petite fille de cinq ans, pleine de caractère et qui va curieusement s’adoucir en s’attachant à un « brownie » (une poupée de son). En parallèle, il se passe quelque chose dans l’espace… C’est un joli texte qui nous est donné ici, plein d’affection, et portant un regard tendre sur l’enfance tout en l’observant du point de vue des adultes. On y trouve donc la classique incompréhension entre les générations mais surtout un attachement profond à la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur, avec un côté SF amené de manière très sobre. Du Sturgeon pur jus, aucun doute.

Enfin, la deuxième nouvelle de l’Américain, plus courte et intitulé « L’homme qui a perdu la mer » est une petite merveille de construction. Un homme à moitié enseveli dans le sable regarde la mer, mais il est dérangé par un enfant qui lui montre certaines de ses maquettes. Chose étrange, l’homme est recouvert d’un scaphandre, avec des souvenirs de plongée sous-marine qui se serait mal passée. Je ne peux pas en dire plus car si le lecteur a du mal à saisir ce que raconte Sturgeon, c’est pour mieux l’amener à la compréhension petit à petit. Avec une narration à la deuxième personne du singulier (technique ultra casse-gueule mais qui ici fonctionne parfaitement), ce texte parvient à surprendre en parlant de souvenirs, de passions, de mémoire, avant que la clé du texte se fasse jour et que l’on comprenne quel drame s’est noué ici. Et la conclusion est à la fois terrible et heureuse, à sa manière. C’est très beau et la lente montée vers l’illumination finale est parfaitement maîtrisée. Du grand art. C’est un peu l’antithèse de la nouvelle de Michael Roch d’ailleurs : le lecteur est perdu, mais ici Sturgeon n’oublie pas de le prendre par la main pour lui raconter quelque chose, et la sorte « d’épiphanie » conclusive est une merveille là où Michael Roch a préféré rester obscur, laissant le lecteur dans le noir complet…

On reste donc sur une belle pente qualitative avec ce Bifrost, encore une fois doté d’un dossier solide et complet. Va vraiment falloir que je pense à l’abonnement moi. Et allez voir les bouquinistes (hélas, trois fois hélas !…), alors que Sturgeon mérite tellement mieux que ça…

 

  
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