Danses aériennes, de Nancy Kress

Après la lecture de deux novellas (la semi-déception « Le nexus du Docteur Erdmann » et l’autrement plus consistant « L’une rêve, l’autre pas »), format que semble apprécier Nancy Kress (l’essentiel des prix qu’elle a remportés concerne ce format), voici le gros plat de résistance concocté par les éditions du Bélial’ en association avec « Quarante-Deux » (c’est à dire Ellen Herzfeld et Dominique Martel, l’occasion d’officialiser aussi la naissance « à rebours » d’une nouvelle collection, « Quarante-Deux » donc, composée des recueils de Greg Egan, Ken Liu, Peter Watts et donc Nancy Kress). « Danses aériennes » est donc un bon gros recueil de 500 pages, composés de six nouvelles et cinq novellas. De quoi enfin imposer Nancy Kress en France ?

 

Quatrième de couverture :

« Depuis l’observatoire du pont supérieur du Kepler, où la coque Schaad transparente s’ouvre aux étoiles, j’admire, debout entre Ajit et Kane, le départ de la sonde. L’observatoire, qui sert de jardin au vaisseau, exhibe à foison mes fleurs exotiques en une profusion telle que pour voir s’éloigner l’engin, il faut se tasser entre la cloison et un massif de comoralias de deux mètres de haut. […] Au-delà du Kepler s’étend la région la plus violente, la plus spectaculaire de la galaxie, dans sa splendeur meurtrière… »

Née à Buffalo dans l’État de New York, en 1948, Nancy Kress a publié une trentaine de romans et près de cent cinquante nouvelles. Traduite dans une quinzaine de langues, distinguée par de nombreux prix littéraires internationaux, sa science-fiction, qui puise aux vertiges du génie génétique et de l’intelligence artificielle, situe l’humain et son devenir au cœur de ses problématiques…

Élaboré selon les principes d’exigence propres à « Quarante-Deux », à l’image des recueils de Greg Egan, de Peter Watts et de Ken Liu dans la même collection, « Danses aériennes », sans équivalent en langue anglaise, réunit onze récits — dont cinq courts romans. Pensé comme une porte d’entrée, une invite à la découverte d’une œuvre essentielle au sein du corpus SF contemporain, il s’avère un cocktail corsé aux perspectives prodigieuses.

 

Nancy Kress enfin révélée !

Onze textes au sommaire (dont huit inédits en français). Six nouvelles, cinq novellas. Disons-le tout net : les nouvelles sont bonnes, voire très bonnes (à une ou deux exceptions près, plus anecdotiques), les novellas sont excellentes. Voilà qui donne un peu le ton de cette critique du recueil : on est là très clairement dans le haut du panier de la SF contemporaine, et j’espère vraiment que cette parution aidera à faire connaître un peu plus encore une auteure de talent. Nul doute qu’on peut trouver encore bien d’autres textes intéressants, romans, nouvelles ou novellas (même s’il semble qu’elle maîtrise ce dernier format mieux que les autres) à traduire.

Mais revenons aux textes. Sur les six nouvelles, j’évacuerais pour commencer les deux qui me semblent un ton en-dessous du reste, « Evolution » et « A la mode, à la mode », notamment ce dernier qui ne m’a pas intéressé alors que le premier possède quelques atouts dans le monde qu’il décrit, entre semi post-apo, épidémie mortelle et antidote humain, mais de manière un peu brouillonne. Il reste ceci dit dans la veine que semble affectionner particulièrement Nancy Kress : l’impact des bio-technologies sur l’être humain et la société (l’illustration de couverture, signée Aurélien Police, encore une fois en grande forme, est assez claire sur ce point). C’était déjà le cas, de manière très convaincante avec « L’une rêve, l’autre pas », c’est à nouveau le cas ici sur plusieurs textes, comme « Trottoir à 12h10 » et cette possibilité de revivre des scènes de son propre passé, « Fin de partie » et la découverte d’un scientifique permettant au cerveau de se concentrer sur un seul objectif, sans se laisser déconcentrer par son environnement, ou bien « On va y arriver », superbe texte sur cette médecine du futur capable de soigner les maladies incurables du passé et donc de faire « revivre » des personnes ayant choisies de se faire cryogéniser en attendant la venue de ces progrès. Tout cela peut sembler assez « scientifique », mais jamais Nancy Kress ne laisse ses personnages de côté. Bien sûr, on est ici sur des nouvelles, il ne s’agit pas de développer outre mesure des protagonistes présents pour permettre le développement d’une idée (le propre d’une nouvelle), mais comment rester insensible devant ce dernier texte qui montre des progrès médicaux qui deviennent pourtant terriblement destructeurs sur le plan personnel ? Superbe. Signalons enfin, dans un genre différent, « Touchdown » et ces sportifs du futur qui marquent des points et découvrant et identifiant des villes anéanties suite à la chute de l’humanité. Une humanité dramatiquement détachée de tout bon sens alors que la catastrophe qui l’a décimée risque de se reproduire à nouveau, ailleurs…

Voilà pour les nouvelles, de fort bonne facture donc, et qui justifieraient déjà en elles-même la parution d’un petit recueil. Mais il y a les novellas, et là on passe encore un cap. Tout d’abord, « Le sauveur » et cet artefact extraterrestre qui atterrit sur Terre… et reste immobile et insondable ! Il sera l’élément commun des différents parties d’un récit s’étalant sur plusieurs siècles, le témoin d’un humanité qui chute puis qui se relève. Apocalypse, renouveau technologique, nouvel âge d’or. Mais l’artefact a un objectif… Un récit très réussi, très mystérieux, que n’aurait pas renié Arthur C. Clarke avec ce petit côté « Rendez-vous avec Rama ».

Vient ensuite « Shiva dans l’ombre » et cette fascinante plongée au coeur de notre galaxie avec cette expédition chargée d’étudier le trou noir Sagittarius A* et les objets stellaires voisins. Un récit très hard-SF, avec matière exotique, sense of wonder et tutti quanti. Très réussi aussi, avec cette dualité entre les scientifiques de la mission et leurs « analogues » numérisés au sein d’un ordinateur et envoyés dans une sonde au plus près des phénomènes trop dangereux pour des organismes (en raison du rayonnement cosmique mortel). Deux points de vues à la fois identiques et différents. Identiques au début, puis les différences se font jour. Il est d’ailleurs amusant de voir le destin des deux facettes de l’expédition, la vraie humanité n’étant pas forcément là où on le croit… Encore un fois un excellent texte, faisant penser à du Greg Egan, y compris dans les personnages (qui, si on connait l’auteur australien, ne sont donc pas ici la plus belle réussite de Nancy Kress, notamment avec la capitaine du vaisseau, chargée de faire en sorte que l’expédition se passe bien, y compris au niveau sexuel…)… Personnages qui ici s’effacent heureusement devant l’efficacité et le sense of wonder du récit (un peu à la manière des stéréotypes de l’excellent « Tau zéro » de Poul Anderson) !

« Le bien commun » nous place à nouveau face à des extraterrestres. Ils sont venus en 2014, éradiquant (en faisant disparaître purement et simplement la majorité des grandes agglomérations du monde) la moitié de la population d’une humanité en train de s’autodétruire à petit feu. Il sont repartis. Puis revenus dix ans plus tard, s’installant sous un grand dôme énergétique. Mais pourquoi sont-ils venus ? Que cherchent-ils ? Un récit à nouveau très Clarkien (on pense immédiatement aux « Enfants d’Icare »), centré sur un adolescent un peu paumé, coupé de toute éducation ou presque par des parents repliés sur eux-même. Il sera pourtant la clé d’une humanité prête (ou pas…) à reprendre le contrôle de son évolution.

« Un » revient sur le côté bio-technologique, avec Zack Murphy, un homme opéré du cerveau et qui se réveille avec le « pouvoir » d’anticiper les réactions des personnes qui l’entourent. Un don ou une malédiction ? C’est à voir, alors que sa vie personnelle ressemble à un fiasco même s’il donne l’illusion matérielle de réussir à mettre ce pouvoir à profit. Encore un texte très humain (ici on pense forcément à « L’oreille interne » de Robert Silverberg, de façon inversée puisqu’il s’agit ici d’un homme qui « gagne » un pouvoir, contrairement au texte du grand Bob), dans lequel le prétexte science-fictif n’est qu’une manière détournée de parler d’un homme confronté à de difficiles décisions. Un homme perdu, ou plutôt qui se perd lui-même. Jusqu’à la rédemption ?

Enfin, dernière novella du recueil, « Danse aérienne » (au singulier donc) reste sur la bio-technologie, plus précisément sur les bio-améliorations que certains danseurs et danseuses sont prêts à s’offrir pour de meilleurs performances. Des bio-améliorations qui ont un coût, financier bien sûr, mais pas seulement, surtout là où science et éthique (avec l’accord de parents peu scrupuleux, s’offrant le rêve qu’ils n’ont jamais pu réaliser) ne font pas bon ménage… Ajoutez à ça une enquête (pas la partie la plus réussie du texte ceci dit) sur les meurtres de deux ballerines, les difficiles relations entre une journaliste et sa fille souhaitant plus que tout intégrer le New York City Ballet (une troupe qui refuse les danseurs bio-modifiés), et le point de vue d’un chien-garde du corps chargé de protéger une danseuse star (les chapitres le concernant sont étonnamment bons) et vous obtenez à nouveau un texte hautement recommandable, qui d’une certaine manière reprend certains thèmes de « L’une rêve, l’autre pas » (les « modifiés » vs les « normaux ») mais en inversant certains effets (je n’en dis pas plus pour préserver le suspense des deux textes).

Je pense avoir été assez clair quant à ce que je pense du recueil, à la traduction irréprochable signée Thomas Bauduret et Pierre-Paul Durastanti. Il s’agit ni plus ni moins d’une parution essentielle dans le paysage éditorial de la SF en francophonie, un peu de la même manière que l’était le recueil de Ken Liu, déjà dans la même collection. Et quand bien même l’auteur sino-américain était alors un jeune inconnu, on peut presque considérer, de manière malheureuse, que l’auteure américaine est une « un peu moins jeune » inconnue en France (mais tout est relatif, le fandom en a forcément entendu parler, en tout cas je l’espère). J’ai cité au fil de cet article de nombreuses et illustres références, ce n’est pas un hasard tant Nancy Kress peut et doit elle aussi être considérée comme une référence de la SF contemporaine (à 69 ans, il serait plus que temps que la France lui offre la place qu’elle mérite, d’autres traductions, viiiite !), fille spirituelle d’un hypothétique croisement entre Ursula Le Guin et Arthur C. Clarke. Oui, rien que ça.

Et allez, pour finir, un peu de pinaillage émis dans une volonté d’amélioration de la collection : un peu de paratexte ne serait pas de refus (chose qui se paie, j’en suis bien conscient). Une belle préface (ou une postface si les spoilers doivent être de la partie…), de petites introductions aux nouvelles, ça serait top, et ferait de cette collection, dans cette volonté de présenter un auteur avec des textes largement inédits, ni plus ni moins qu’une belle héritière de la fameuse collection des « Livres d’Or de la SF », version luxe et grand format. 😉

 

Lire aussi l’avis de Samuel.

 

  
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