Cleer, de L.L. Kloetzer
Cleer a beaucoup fait parler de lui. Beaucoup en bien, parfois en mal. Il faut dire qu’avec un sous-titre énigmatique tel que « une fantaisie corporate », il ne pouvait qu’attirer l’attention. Un roman très empreint d’une culture professionnelle au sein d’une multinationale, avec des éléments disons « inhabituels », c’est pour le moins particulier.
Quatrième de couverture :
Cleer est un concept, une idée flottant dans l’éther, une pure lumière. Cleer est une corporation, une multinationale d’aujourd’hui et de demain, tendant vers l’absolu. Vinh et Charlotte participent de cet effort. Ils sont des consultants spéciaux, ils résolvent les problèmes mettant en jeu le bien le plus précieux du Groupe : son image. Pour eux, les cas de disparition, les épidémies de suicides, les contaminations transgéniques. Ils défendent la vérité, la transparence, la fluidité de l’information, les intérêts des actionnaires. Ils sont l’ultime ressource contre la superstition et le chaos. Ils sont la Cohésion Interne. Cleer est le témoignage d’un univers professionnel aux limites de l’incandescence.
La vie professionnelle déshumanisée
Cleer. Le « Groupe ». C’est à peu près tout ce que l’on apprendra sur cette mystérieuse multinationale qui par bien des aspects rappelle les sociétés tentaculaires de nombreux romans cyberpunks. Le roman nous amène à suivre les missions dont sont chargés Charlotte et Vinh, employés de la branche « Cohésion Interne » de la société. Ils sont chargés de régler les problèmes embarassants, de s’assurer que l’image de marque de leur employeur reste immaculée.
Vinh est assez antipathique : crack de l’informatique, froid, arriviste, et surtout très ambitieux. Un brin cliché en somme. Charlotte, elle, est plus sensible, psychologue, et développe même certains talents un peu particuliers… Il faut bien en effet justifier le sous-titre « une fantaisie corporate ». Plus que de fantaisie (et non fantasy), il sera ici question de fantastique, mais j’y reviendrai plus loin.
Le roman est un « fix-up », recueil de cinq nouvelles indépendantes dans leur déroulement mais qui se suivent chronologiquement. On sent d’ailleurs bien que l’expérience et la connaissance de leur entreprise de Vinh et Charlotte augmente à mesure que leur sont confiées des affaires de plus en plus délicates : on commence avec des suicides en séries dans un call-center, on enchaine sur une baisse de productivité dans une usine, on entre dans ce qui ressemble à un trafic d’OGM, puis la difficile mise en place d’une base de données biométriques avant de finir sur un site de recherche en pleine jungle asiatique (avec fort accent « Apocalypse Now« ) apparemment victime d’une catastrophe écologique…
Mais ne vous attendez pas à trouver un roman d’aventures, c’est ici que la « fantaisie corporate » prend tout son sens. Malgré quelques passages assez palpitant, le ton est en effet assez froid, le vocabulaire use et abuse de termes issus du monde des grandes entreprises. Ceux qui ont connu ce monde y retrouveront d’ailleurs nombre de détails vécus : des petites luttes de pouvoir, aux rendez-vous calés à des heures indues, de la vie personnelle sacrifiée à la terrible pression sur les résultats… Ce qui surprend, c’est que Laurent Kloetzer et sa femme (le duo L.L. Kloetzer) n’ont pas voulu critiquer ce monde. Ils font un constat : « voilà comment ça se passe aujourd’hui ». Ce qui finalement ne fait que renforcer le propos. L’entreprise avec ses méthodes contestables, ne prenant que rarement en compte la facteur humain, y apparait telle qu’elle est vraiment dans notre monde : déshumanisée. Vinh et son arrivisme exacerbé en est d’ailleurs une belle illustration. Il n’y a pas non plus d’histoire avec un début et une fin : on suit Vinh et Charlotte, le premier n’ayant qu’une idée en tête (promotion, promotion, promotion !), la deuxième cherchant à en savoir plus sur elle même.
Dès lors, l’aspect fantastique peut paraitre comme gadget, voire inutile. Mais peut être que tout cela n’est pas aussi réel qu’on veut bien le croire, peut être que Vinh et Charlotte sont victimes de leur surmenage et de leur abus d’amphétamines pour tenir le coup… Assez dickien, si on part dans cette perspective… L’interprétation de ces phénomènes, qui arrivent par petites touches, quasi indiscernables au début, jusqu’à un final particulièrement obscur dans sa clarté angélique (comprenne qui pourra…), reste en effet à l’attention du lecteur.
Au final, on se retrouve avec un roman original, mais parfois obscur. Faire d’une entreprise le cœur d’un roman est suffisamment rare pour saluer cette belle tentative, d’autant que l’objet livre est tout à fait cohérent avec le propos. Il n’en reste pas moins qu’on peut avoir du mal à saisir le but de tout cela, mais si on accepte dès le départ de lire un concept plus qu’un roman, si on accepte de ne pas tout saisir à la première lecture, alors on pourra se dire que Cleer vaut vraiment le détour.
NB : rappelons l’interview très intéressante de Laurent Kloetzer, sur le Cafard Cosmique, parue au moment de la sortie du roman (octobre 2010).
Chroniques à lire aussi chez Efelle, Gromovar, GiZeus, Cédric Jeanneret, Nick, Val et Guillaume.
Il me semble que j’avais lu dans une interview de Laurent Kloetzer où il disait qu’il voulait en fait présenter le monde de l’entreprise tel qu’il le souhaitait. Je suis plus très sûr de la source, mais j’avais lu un truc comme ça.
Je le ressens plus comme une présentation du monde actuel de l’entreprise, ou à peine une légère prospective…
Si ce n’est pas le cas, j’ai quand même du mal à imaginer qu’on puisse « souhaiter » un monde comme celui-ci, à moins d’être dans une logique totalement déshumanisée, purement comptable…
Lu sur http://www.cafardcosmique.com/L-L-Kloetzer-la-fantasy-et-son
« Vos personnages évoluent dans une ambiance glaciale à la fois familière et inquiétante. Cela fait de Cleer un livre politique ?
– Je ne sais pas. Le livre défend et soutient la vision d’un idéal du travail, du cadre et du but de toute méga-entreprise rationnelle. Là où les corporations cherchent l’efficacité et la productivité, le Groupe cherche la supra-conduction. Et l’atteint. Je trouve la vision de cet idéal à la fois fascinante, effrayante et drôle. »
Je signale cette interview dans le billet. Intéressante, très intéressante. Un bel éclairage sur l’œuvre, merci Guillaume. 😉
Et la réponse à la question soulevée par GiZeus n’est du coup pas si évidente que ça…
Quand tu bosses dans un grosse corporation bête, bureaucratique et inefficace, CLEER apparaît comme un fantasme naturel, excitant et effrayant.
Maintenant, qu’on ne me fasse pas dire que tous les fantasmes sont faits pour être vécus… Merci pour cette lecture en tous cas.
Un fantasme à la fois excitant et repoussant, je crois que tout le monde a déjà vécu cela.
Merci, c’est sympa de venir par ici ! 😉
J’ai copieusement détesté. J’ai même laché 50 pages avant la fin… C’est dire.
Arf, ça ne peut pas marcher sur tout le monde… Les goûts et les couleurs, toussa toussa… 😉
Effectivement le ton est froid et aseptisé. Cela représente bien le monde du travail. Bien vu cette histoire de « concept plus qu’un roman »
En tout cas un roman qui a su allier efficacement entreprise et surnaturel ^^
Tout à fait ! Original à plus d’un titre, c’est un peu un OVNI dans la production actuelle. Il vaut vraiment le détour.
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