Le Bureau des atrocités, La Laverie tome 1, de Charles Stross

Je n’avais jusqu’à présent lu que le côté purement hard-SF de Charles Stross, via le court roman (ou grosse novella, avant que ce terme et ce format ne deviennent enfin à la mode en France) « Palimpseste » et le très touffu mais tout à fait excellent « Accelerando ». Avec « Le Bureau des atrocités », j’attaque un pan moins « sérieux » de sa bibliographie mais résolument réjouissant, où l’auteur mélange espionnage et épouvante, Len Deighton et H.P. Lovecraft, magie et science, services secrets et entités indicibles et innommables… Tout un programme !

 

Quatrième de couverture :

On vous a menti sur toute l’histoire contemporaine. Durant la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont failli l’emporter grâce à leurs sacrifices humains et à leurs invocations de puissances ténébreuses.
L’informaticien Bob Howard a été engagé au Bureau des atrocités, dit aussi la Laverie centrale, parce qu’il a eu le malheur d’explorer des archives qui auraient dû être effacées. Et d’y apprendre la thaumaturgie mathématique.
En effet, la Laverie, le plus secret des services secrets britanniques, veille à ce que certains théorèmes qui ouvrent l’accès à d’autres univers ne soient jamais redécouverts. Elle enquête sur tous les phénomènes étranges afins de les résorber. Ce qui n’exclut pas la bureaucratie la plus tatillonne.
Howard est l’un de ses agents qualifiés action.
Issu d’un croisement improbable entre James Hadley Chase, Ian Fleming et H.P. LovecraftX Files et Men in Black, ce roman déplace les frontières entre les genres. Et Charles Stross s’y montre désopilant autant que terrifiant.

 

Des espions, des nazis, des entités indicibles, what else ?

Charles Stross est un auteur prolifique (pas loin d’une trentaine de romans alors qu’il n’a que 56 ans) et très inventif mais qui a du mal à se faire une vraie place en francophonie, la faute sans doute à un style trop technolo-geek et bardé de références qui ne parlent pas aux pratiquants de la langue de Molière et qui restreignent le public déjà pas forcément très large en SF « classique ». Résultat : les ventes semblent ne pas suivre, et les deux séries phares de l’auteur, « Les Princes-Marchands » et « La Laverie », semblent être au point mort côté traduction, après quatre tomes pour la première (huit tomes et bientôt neuf en VO…) et seulement deux tomes pour la deuxième (chez deux éditeurs différents en grand format, ça n’aide pas, contre neuf romans et plusieurs récits courts en VO).

Quoique, pour cette dernière, les choses semblent en passe de changer grâce à la pugnacité de quelques personnes éclairées au sein du collectif Exoglyphes et de la maison d’édition associative 500 nuances de geek qui se sont données pour mission de continuer à publier Charles Stross (entre autres, car ils ont des idées, et des belles !) en France, et notamment son cycle de « La Laverie ». Les tomes 3 et 4 sont d’ores et déjà disponibles, les tomes 5 et 6 viennent de bénéficier d’un financement participatif, en plus d’être disponibles sur le Tipee d’Exoglyphes (même si j’ai du mal à comprendre comment cette dernière possibilité fonctionne, ça doit être mon côté vieux déjà dépassé… 😀 Du coup j’ai préféré me tourner plus simplement vers le financement participatif). Bref, ça avance, et c’est tant mieux. Et du coup avant de lire les tomes 3 et 4, il est de bon ton de lire d’abord les tomes 1 et 2, en commençant donc par « Le Bureau des atrocités ».

Et donc, c’est quoi cette Laverie ? C’est un organe des services secrets britanniques, chargé de protéger l’humanité contre « ceux-aux-nombreux-angles », comprenez de sombres entités qui se cachent dans des univers parallèles ou bien des structures insoupçonnées que seules les mathématiques, platoniques ou non, informatiques ou non, peuvent découvrir. C’est ici que se trouve un élément important dans le roman de Charles Stross : une part de ce que l’on pourrait considérer comme étant « magique » est en fait tout ce qu’il y a de plus scientifique, notamment mathématique. On y parle de théorème de Turing, de complétude polynomiale dans les réseaux hamiltoniens, théorie des quanta, univers de Linde ou d’autres termes plus ou moins fumeux qu’il n’est absolument pas nécessaire de comprendre car ce qu’il faut retenir avant tout, c’est que Charles Stross s’amuse à donner un fondement mathématique à la magie et à ce qui peut provoquer l’ouverture d’une faille vers un autre monde duquel peut surgir à tout moment une entité tout ce qu’il y a de plus désagréable. La Laverie est là pour que ça n’arrive pas et que Lovecraft ne soit pas considéré, pour notre plus grand malheur, comme un visionnaire.

Et nous suivons donc Bob Howard (H.P. Lovecraft, Robert Howard, vous commencez à saisir ? 😉 ), arrivé il y a quelque temps à la Laverie plus ou moins de force du fait d’avoir joué d’un peu trop près avec une théorie mathématique potentiellement dangereuse pour notre dimension, qui mène une petite mission sur le terrain, censé être sans danger, juste un petit cambriolage de rien du tout. De fil en aiguille, il va devenir un vrai et officiel agent de terrain, et mettre le doigt dans un engrenage qui va l’emmener loin, très loin, jusqu’à des choses potentiellement indicibles et innommables…

Soyons clair : ce roman n’a rien de très sérieux. Charles Stross s’amuse comme un petit fou avec de multiples références, a une idée ou une blague de geek qui lui vient en tête à chaque page ou presque, et le roman, qui base son ambiance sur un pur récit d’espionnage avec rencontre discrète, couverture compromise et affaires plutôt louches sur un mode lovecraftien plein d’humour, en bénéficie à plein, sur un rythme plutôt élevé et sans guère de temps mort. Si temps est que le lecteur ne soit pas hermétique à cet humour très british et à la fois très geek, ultra référencé (les informaticiens seront aux anges) et qui fuse à chaque instant. Le roman n’est pourtant pas un roman d’humour, mais à l’évidence l’auteur s’éclate, et le lecteur avec.

Avec ce que je viens de dire, on pourrait penser à un roman potache qui mêle théories fumeuses, humour parfois balourd et action lovecrafienne pour un résultat amusant mais un brin idiot. Ce serait faire erreur car Charles Stross semble avoir très bien étudié son affaire, et pour faire de son texte un bon roman d’espionnage il a parsemé son récit de très nombreuses références historiques tout ce qu’il y a de plus sérieuses, et je me suis surpris plus d’une fois à consulter Wikipedia pour en savoir plus sur ce que Stross abordait. Oui, le roman joue beaucoup sur l’histoire secrète, notamment durant la Seconde Guerre Mondiale, une facette de plus à un texte qui ne manque décidément pas d’atouts.

Et donc, au bout du compte, Stross mélange du lovecratien, de l’espionnage, de l’épouvante, de l’histoire secrète, des nazis (hé oui !), et quelques piques envers les lourdeurs administratives qui ne manquent pas de perturber le fonctionnement d’un service secret dont on imagine pourtant que le côté comptabilité ne devrait pas interférer avec le travail de terrain. Erreur, grave erreur ! 😀 Et le lecteur se retrouve donc embarqué dans une trépidante aventure, un joyeux mélange des genres absolument réjouissant, parfois un peu border-line à trop vouloir en faire, mais qui emporte l’adhésion par l’évident enthousiasme qu’il provoque.

« Le Bureau des atrocités » nous donne également à lire une novella, « La jungle de béton », moins orientée sur les lovecrafteries mais plutôt sur un cyber-piratage potentiellement dévastateur et une lutte d’influence au sein de la Laverie. Peut-être moins ouvertement loufoque que le roman, elle ne manque pas non plus d’intérêt, et nous montre quelques nouveaux éléments de ce service décidément très secret et aux multiples ressources.

Enfin, on trouve une très intéressante postface dans laquelle Stross nous donne son point de vue, tout à fait pertinent, sur ce qui différencie les romans d’espionnage et les romans d’épouvante, mais aussi ce qui les lie, « Le Bureau des atrocités » se réclamant des deux genres. L’auteur y discute également de l’image du hackeur et du lien entre magie antique et science et espionnage d’aujourd’hui.

Un excellent début donc pour ce cycle de « La Laverie », fun, rythmé, ultra-référencé, intelligent et érudit également, et qu’il est bien difficile de lâcher. Il y a tout de même un risque que le style très « chien fou » de Stross puisse ne pas convenir à tout le monde, le ventes décevantes et l’arrêt des traductions dans le circuit classique de l’édition le montrent bien. Mais si on accroche à cet univers où la paranoïa, la science et l’espionnage côtoient les entités lovecraftesques, on s’embarque là dans un cycle hautement addictif. Vivement la suite !

 

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