La crue, Blackwater tome 1, de Michael McDowell

Posted on 28 avril 2022
Difficile de rater l’intense campagne de communication des éditions Monsieur Toussaint Louverture à propos de la série « Blackwater » de Michael McDowell, traduite pour la première fois en France. Six volumes dont la parution doit s’étaler sur seulement trois mois, reprenant l’aspect feuilletonesque de la parution originale (un volume par mois, durant la première moitié de l’année 1983), en format poche et sous une forme absolument remarquable (avec dorures en embossages), c’est un pari. Réussi ? Penchons-nous déjà sur le premier tome, « La crue »

 

Quatrième de couverture :

Alors que les flots sombres et menaçants de la rivière submergent Perdido, une petite ville du sud de l’Alabama, les Caskey, une riche famille de propriétaires, doivent faire face aux innombrables dégâts provoqués par la crue. Mené par Mary-Love, la puissante matriarche, et par Oscar, son fils dévoué, le clan s’apprête à se relever. Mais c’est compter sans l’apparition, aussi soudaine que mystérieuse, d’Elinor Dammert, jeune femme séduisante au passé trouble, dont le seul dessein semble être de s’immiscer au coeur de la famille Caskey.

 

Twin Peaks sudiste

L’histoire de « La crue » est simple : nous sommes en 1919, les rivières Perdido et Blackwater ont débordé et la ville de Perdido, située à leur confluence, en Alabama, se retrouve quasi complètement submergée. Les scieries des riches propriétaires de la ville, les Caskey, les DeBordenave et les Turk, sont sous les eaux, de même que la plupart des habitations. Les citoyens se sont réfugiés sur les hauteurs de la ville et ne peuvent que constater les dégâts. Oscar Caskey, accompagné du domestique Bray Sugarwhite, explore les restes de Perdido en canot pour y chercher quelque chose à sauver. Quelle n’est pas leur surprise lorsqu’ils tombent, à l’hôtel Osceola, sur Elinor Dammert, jeune femme inconnue à la chevelure de feu, qui dit ne pas avoir entendu l’appel d’évacuation et aurait donc passé les quatre derniers jours dans sa chambre d’hôtel sans boire ni manger… Elle dit être venue à Perdido car un poste d’enseignante s’est libérée. Mais ce poste vacant ne l’est qu’à cause de la crue justement, comment Elinor aurait-elle donc pu connaître l’existence d’un tel poste avant la catastrophe ?…

Mais la voilà sauvée par Oscar et Bray et recueillie au sein de la famille Caskey, chez James (dont l’épouse Genevieve, qui ne supporte pas Perdido, habite depuis plusieurs mois à Nashville), l’oncle d’Oscar. Elle est aussitôt adoptée par l’ensemble de la petite communauté, à l’échelle de la ville de Perdido. Unanimement appréciée ? Pas tout à fait, la matriarche du clan Caskey, Mary-Love, mère d’Oscar et habitant dans la maison voisine avec sa fille Sister l’ayant immédiatement prise en grippe.

A partir de là, le roman entre de plain-pied dans sa forme de saga familiale : une lutte d’influence au sein du clan Caskey, entre deux femmes dominatrices (mais pas de la même manière) qui entraînent à leur suite les autres membres de la famille (et ceux qui gravitent autour), sur plusieurs années. Si ce premier tome ne s’étend que sur deux ans, les suivants promettent d’élargir le spectre. Et ici ce sont bien les femmes qui dirigent, en sous-main certes car en apparence les hommes travaillent et prennent les décisions, mais ce sont bien elles qui orientent les choses. Ces messieurs semblent d’ailleurs bien démunis devant la force de caractère de ces femmes bien décidées à garder la maîtrise de leur « univers ».

Mary-Love voit donc d’un bien mauvais oeil le rapprochement entre son fils Oscar et Elinor, et même si elle est capable de mettre de l’eau dans son vin lorsqu’il le faut (au hasard quand une potentielle ennemie commune entre en scène), elle a la dent dure envers la nouvelle venue, sans pouvoir (ou vouloir…) réellement exprimer pourquoi. Une question reste en suspens, et c’est un aspect fondamental du livre (et sans doute de la saga entière) : que souhaite Elinor ? Pourquoi est-elle soudainement apparue, et dans quel but ? Le mystère qui entoure la jeune femme, teinté de surnaturel (l’aspect fantastique du roman reste léger mais malgré tout bien présent, et même « explose » en quelques rares moments marquants), est un des moteurs du roman : non pas que l’intrigue tourne directement autour de ça (encore une fois, « Blackwater » est une saga familiale, l’essentiel tourne donc autour des vieilles rancoeurs, des non-dits, des désaccords non résolus, des colères qui couvent, le tout remué par l’arrivée impromptue d’Elinor…), mais c’est un élément derrière lequel court le lecteur. Sans avoir de réponses avec ce premier tome bien sûr, qui est avant tout là pour présenter les personnages, leurs relations, et les tenants et aboutissants de cette petite communauté isolée du sud des Etats-Unis, quelques dizaines d’années après la Guerre de Sécession.

Historiquement, le roman reprend les éléments d’époque : l’esclavage a été aboli mais les domestiques sont noirs, les enfants noirs travaillent jeunes et ne vont pas à l’école (réservée aux blancs), quelques « Indiens » se cachent dans la forêt, etc… Rien de révolutionnaire ici même si Elinor, tout en s’intégrant à Perdido et son mode de fonctionnement opposant socialement les blancs et les noirs, fait bouger quelques lignes en permettant à Yaddie, la petite fille d’une domestique de la maison, de braver quelques interdits et de s’éduquer.

Et donc, au bout du compte, la lecture de « La crue », si on ne peut pas dire qu’elle soit absolument et irrévocablement inoubliable, pose une belle atmosphère historique, présente des personnages animés de velléités parfois contraires, et la dynamique qui les anime se révèle tout à fait intéressante. Le résultat est tout à fait prenant. Avec un petit côté fantastique non négligeable, une économie basée sur l’exploitation du bois (et ses scieries), et une communauté dans laquelle on sent qu’il faudrait peu de choses (Elinor par exemple…) pour qu’elle n’explose, ce premier tome de « Blackwater » a un petit quelque chose d’un « Twin Peaks » sudiste (géographiquement opposé toutefois, et sans la femme à la buche…). Les quelques chocs déjà vécus et les bouleversements qui s’annoncent font qu’il est bien difficile, à l’issue des 250 pages qui défilent toutes seules de ce superbe petit format (j’ai quand même un petit doute sur la tenue des dorures et des couleurs de la couverture dans le temps, j’ai l’impression que les pigments noirs commencent déjà à se faire la malle…) mitonné par les éditions Monsieur Toussaint Louverture (avec couverture de Pedro Oyarbide qui ne laisse rien au hasard et traduction de Yoko Lacour et Hélène Charrier), de ne pas vouloir plonger à nouveau dans la moiteur alabamesque de Perdido.  Ça tombe bien : le deuxième tome est déjà là.

 

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