Le Silmarillion, de J.R.R. Tolkien

Posted on 13 janvier 2023
Dois-je vous faire l’affront de vous présenter « Le Silmarillion » ? Cette oeuvre posthume monumentale, sur laquelle J.R.R. Tolkien a travaillé toute sa vie et qui sous-tend l’entièreté de son oeuvre consacrée à la Terre du Milieu, dont évidemment  les célèbres « Le hobbit » et « Le Seigneur des Anneaux » qui y font quelques (plus ou moins) discrètes références ? Non, vous savez tout cela bien sûr. Et si ce n’est pas le cas, sachez alors juste une chose : « Le Silmarillion » est un chef d’oeuvre absolu, LE grand oeuvre du fameux philologue anglais, dont la nouvelle traduction de Daniel Lauzon me donne un prétexte pour le relire une nouvelle fois.

 

Quatrième de couverture :

Composé de récits allant des Jours Anciens de la Terre du Milieu jusqu’à la fin de la Guerre de l’Anneau, en passant par le Second Âge et la montée en puissance de Sauron, Le Silmarillion est au cœur de l’univers imaginé par J.R.R. Tolkien.

Ces histoires se déroulent à une époque où Morgoth, le premier Seigneur des Ténèbres, habite la Terre du Milieu et où les Elfes lui font la guerre dans sa forteresse d’Angband pour récupérer les Silmarils. Ces trois joyaux contenant la dernière lumière pure du Valinor ont été dérobés par Morgoth puis sertis dans sa couronne de fer.

Ces contes sont accompagnés de plusieurs œuvres plus courtes. L’Ainulindalë est un mythe de la Création tandis que la Valaquenta décrit la nature et les pouvoirs des dieux. L’Akallabêth raconte la destruction du grand royaume insulaire de Númenor à la fin du Second Âge et Les Anneaux du Pouvoir relate les grands événements de la fin du Troisième Âge, que raconte également Le Seigneur des Anneaux.

J.R.R. Tolkien n’a pas pu publier Le Silmarillion de son vivant, car il a évolué avec lui. Il a donc laissé à son fils Christopher le soin de faire paraître cette œuvre à partir de nombreux manuscrits et de rendre publiable la grande vision de son père, terminant ainsi l’œuvre littéraire de toute une vie. Cette édition spéciale présente sous une forme nouvelle ce premier pas fondamental dans l’édition posthume par Christopher Tolkien des volumes concernant la Terre du Milieu, début de quarante années d’une carrière illustre, avec la publication de plus de vingt livres célébrant l’héritage de son père.

On retrouvera aussi dans ce volume une lettre de J.R.R. Tolkien, écrite en 1951, qui fournit une passionnante exposition des Âges précédents, et près de 50 peintures en couleurs de Ted Nasmith, dont certaines apparaissent ici pour la première fois.

 

Monumental

Comment qualifier autrement cette oeuvre, à la fois très particulière dans sa manière de créer un monde et toute la mythologie qui lui est associée, depuis sa création par des êtres dont le qualificatif de « divins » ou « angéliques », à défaut d’une autre appellation plus appropriée (et surtout moins chrétienne, « Puissants » pourrait fonctionner), reste le plus convenable, jusqu’aux âges des récits plus connus (et plus restreints chronologiquement parlant) que sont « Le hobbit » et « Le Seigneur des Anneaux », et absolument essentielle dès lors que l’on souhaite approfondir ses connaissances d’un monde finalement à peine abordé dans les textes que je viens de nommer ? J.R.R. Tolkien a toujours utilisé cette toile de fond dans ses célèbres récits, soit à travers des poèmes, soit avec quelques mises au point historiques résumées par des personnages anciens et savants ayant vécus ces évènements historiques voire mythologiques (Elrond et Galadriel), par des êtres « sauvages » mais déjà présents à l’origine des temps (l’ent Barbebois), ou bien tout simplement par ces « divinités » elles-mêmes (allez, spoiler, je ne dévoile rien pour celles et eux qui ne s’y sont pas encore mis… 😉 ). D’où, à la lecture des deux textes sus-cités, une impression tenace d’un monde plus vaste, d’une histoire plus complexe et dramatique que ce qui nous est raconté.

L’essentiel de cette « vastitude », c’est dans « Le Silmarillion » qu’il faut la chercher. Une oeuvre que l’auteur ne sera jamais parvenu à mettre en forme de manière satisfaisante de son vivant, c’est donc son fils Christopher Tolkien qui s’en est chargé, parvenant à agréger nombre de textes écrits dans différentes versions pour obtenir un récit cohérent, sorti en 1977, soit quatre ans après la mort de son illustre père.

Au menu, cinq textes essentiels, en plus de divers « bonus » particulièrement utiles et toujours à avoir à portée de main (des cartes bien sûr, mais aussi les arbres généalogiques des tribus elfes et des Trois Maisons des Hommes, les différents peuples elfes, et un indispensable et complet index des noms (lieux ou personnages) utilisés dans les textes). Le premier, l’Ainulindalë (signifiant « La musique des Ainur » en elfique) n’est rien de moins que la description de la création du monde, alors que le deuxième, la Valanquenta (« L’histoire des Valar ») est une description des Valar, les êtres « divins » (je garde les guillemets, c’est important) du monde de la Terre du Milieu. Avec ces deux textes, on cerne déjà la nature du mal, incarné par Melkor, lui-même un Vala au départ. Deux textes importants mais à l’évidence par forcément faciles à lire si on n’est passionné par la chose, d’autant qu’il n’y a pas vraiment de personnages auxquels se raccrocher.

Le gros morceau du « Silmarillion », c’est évidemment la Quenta Silmarillion (« L’histoire des Silmarils »), qui raconte l’intégralité des premiers âges du monde (les Années des Valar, puis les Années des Arbres qui voient la naissance des Elfes et des Nains) jusqu’au Premier Âge qui signe l’arrivée en Terre du Milieu des Hommes et qui concentre les plus grand conflits, les plus grandes batailles et les plus grands héros ayant vécus en Terre du Milieu. Tout le récit tourne autour de ces Silmarils, fameux joyaux créés par l’orgueilleux elfe Fëanor contenant la lumière des arbres de Valinor (qui éclairaient le monde pendant les Années des Arbres, avant la création de la Lune et du Soleil par les Valar) et dont l’existence même sera le moteur de la plupart des évènements survenus ensuite. Melkor/Morgoth détruira les Arbres, s’emparera des Silmarils, et Fëanor et ses frères feront le terrible et désastreux serment de récupérer les Silmarils à tout prix, quel qu’en soit le possesseur. S’en suit la fuite d’une partie des Elfes, menés entre autres par Fëanor, loin des Valar auprès desquels ils vivaient, en Terre du Milieu à la poursuite de Morgoth, massacrant au passage une partie des Elfes ne souhaitant pas y retourner ni les aider à le faire, puis la destruction des bateaux leur ayant permis de faire la traversée, obligeant les « alliés » de Fëanor à faire la traversée à pied par le nord, en passant par les glaces (Galadriel en fait partie). De là, guerres, machinations, serments, trahisons, luttes et meurtres fratricides (littéralement), prophéties, malédictions, massacres, tous les éléments sont réunis pour un texte où l’émerveillement se mêle à l’épique, où la Grande Histoire influe sur la Petite (à moins que ce ne soit l’inverse) pour former au bout du compte un authentique drame (« Le Silmarillion » est, il faut le dire, un récit finalement bien sombre, malgré quelques éclats de lumière) qui verra rien de moins qu’une transformation radicale (littéralement) de la face du monde. On sait que Tolkien s’est parfois inspiré de Shakespeare pour certains faits décrits en Terre du Milieu (parfois en réaction à ce qu’a fait le dramaturge de Stratford d’ailleurs) mais le fait est que question tragédie, Tolkien s’y connait (l’histoire de Túrin est emblématique).

Et donc épique oui, mais il ne faut pas s’attendre à des descriptions détaillées de batailles, de mouvements de troupes ou de stratégie militaire. Tout cela est présent, mais en peu de mots, en filigrane presque. Et pourtant, malgré la distance prise par le narrateur omniscient (les évènements sont rapportés bien après les faits, et se basent sur des chants ou des poèmes écrits par des conteurs elfes, d’où cet aspect de chroniques historiques, l’ambition littéraire de Tolkien allant d’ailleurs bien plus loin que ça, mais je ne m’étendrai pas ici sur le sujet), le texte ne manque pas de puissance, et il est difficile de ne pas ressentir ce « frisson épique » quand, par exemple, l’Elfe Fingolfin se précipite vers Angband pour défier Morgoth. Le duel qui s’en suit reste un grand moment, épique, tragique. Pour le reste, au sein de cette magistrale Histoire du Premier Âge, s’insèrent des éléments plus précis, plus détaillés, sur certains personnages, correspondant à des textes que Tolkien a particulièrement travaillés : Beren et Lúthien (le premier mariage entre un Homme et une Elfe, il n’y en aura que trois dans toute l’histoire de la Terre du Milieu), Túrin Turambar, Tuor et la chute de Gondolin. Des récits qui ont été édités ensuite, à part, dans des volumes dédiés offrant soit un texte « étendu » (dans « Les enfants de Húrin »), soit les différentes versions écrites par Tolkien (dans « Beren et Lúthien » et dans « La chute de Gondolin »).

Les deux autres textes, plus courts et qui voient la montée en puissance de Sauron après la chute de Morgoth, retracent l’histoire de l’île de Númenor (dans l’Akallabêth, signifiant « La déchue » en langue de ses habitants, nom qu’ils lui ont donné après sa disparition et dont la traduction elfique est Atalantë, vous voyez la référence…), offerte aux Hommes par les Valar en récompense pour leur aide dans la lutte contre Morgoth et autour de laquelle tourne l’essentiel des évènements du Deuxième Âge, et, dans « Les Anneaux de Pouvoir et la fin du Troisième Âge », un résumé des évènements du Deuxième Âge (puisque c’est à cette époque qu’ont été forgés les Anneaux de Pouvoir) puis du Troisième (très succinctement, les détails sont bien sûr dans « Le Seigneur des Anneaux »), jusqu’à l’issue de la Guerre de l’Anneau. L’occasion de constater, et c’est sans doute inévitable au vu du nombre de textes et des différentes versions qui ont été rassemblés pour donner un tout cohérent (à ce propos, je vous invite à consulter cet article très complet qui récapitule le colossal « montage » littéraire effectué par Christopher Tolkien (aidé par Guy Gavriel Kay), en recensant l’origine et les versions de chaque morceau de texte du « Silmarillion »), que le récit n’évite pas certaines redites au fil de ses chapitres. Certains éléments sont abordés (ou à tout le moins mentionnés) plusieurs fois, à plusieurs chapitres d’écart. Rien de rédhibitoire cependant, c’est même parfois une bonne chose pour ne pas perdre le fil ou la chronologie vu le nombre de personnages, de lieux, de mouvements, etc…

Cette nouvelle relecture ne m’offre bien évidemment pas de découverte, mais parfois des redécouvertes, des éléments (parfois secondaires) que je n’avais plus en tête. Et je dois dire que je me suis replongé dans ce récit avec délectation. « Le Silmarillion » a atteint, au fil de mes différentes lectures (quoique sans doute dès le début en fait…) un statut particulier dans mon imaginaire personnel, et J.R.R. Tolkien semble être parvenu, au moins pour mon cas personnel, à offrir une nouvelle mythologie (qu’il souhaitait pour l’Angleterre au départ). Lire « Le Silmarillion » c’est donc pour moi retomber dans des récits mythiques qui ont fini par prendre une certaine vérité historique (ou mythique si tant est qu’on puisse accoler un tel qualificatif au mot « vérité »…) imaginaire. C’est assez difficile à expliciter mais Turgon, Fingolfin, Fingon, Thingol, Melian, Beren, Lúthien, Nienor, Túrin, Morwen, Gondolin, Nargothrond, Doriath, Thangorodrim, Taniquetil et bien d’autres, sont des noms qui résonnent en moi de manière bien particulière, et même sans doute unique car je ne vois pas d’autres récits ayant atteint un tel statut personnel….

Cette réédition du « Silmarillion » bénéficie d’une nouvelle traduction signée Daniel Lauzon, déjà auteur des nouvelles traductions du « Hobbit » et du « Seigneur des Anneaux », qui n’hésite pas à user d’un style archaïsant qui sied très bien à ces textes se rapportant à un temps mythique de la Terre du Milieu. Je n’ai pas pris le temps de la comparer à celle de Pierre Alien, le traducteur précédent, mais cette dernière étant coupable de quelques grossières erreurs, on sera rassuré de se dire qu’on tient là une édition « définitive » avec une nomenclature établie pour longtemps (ceci dit, il n’y a pas ici de grosses transformations de noms comme dans « Le Seigneur des Anneaux » puisqu’il n’y a que très peu de noms propres qui demandent une traduction). Cette nouvelle traduction, et c’est bien là l’essentiel, est en tout cas un vrai plaisir de lecture.

Le travail sur l’objet-livre est magnifique : on a un gros volume relié sous jaquette, avec tranchefile et signet, une impression en deux couleurs (noir et rouge) très agréable à l’oeil et quarante-neuf superbes illustrations signées du talentueux Ted Nasmith (dont 4 sont inédites, j’ai comparé avec mon édition illustrée précédente), duquel vous pouvez déjà admirer la couverture représentant la submersion de Númenor. On pourra toujours regretter de ne pas être tout à fait au niveau des éditions « deluxe » anglaises, mais il faut avouer que le prix n’est pas le même non plus, alors qu’il est ici déjà de 45€… Et puis les éditions Christian Bourgois ont fait l’effort d’enfin harmoniser la maquette de leurs parutions concernant Tolkien (« Contes et légendes inachevés » est paru fin 2022 avec cette même maquette), et ça c’est une bonne nouvelle pour les maniaques comme moi. 😀

Bref, vous l’avez compris, « Le Silmarillion », cet objet littéraire totalement unique et d’une puissance créative rare, cette oeuvre-monde comme il n’en existe pas d’autre, qui sait se faire poétique, mythique, épique, tragique, romantique parfois, archaïque aussi, cosmogonique également, est pour moi le sommet de la fantasy dans ce que cette dernière exige de son auteur : une création cohérente, qui se tient par elle-même, dense et complexe, avec une consistance historique « réaliste » dans le sens où ces textes semblent être rapportés d’un passé antique par un narrateur qui s’appuie sur des chants et des poèmes elfiques anciens et presque oubliés (une « technique littéraire » que Tolkien utilise aussi avec son « Livre Rouge » dans « Le Seigneur des Anneaux », sur une trame temporelle différente, mais ceci est une autre histoire… 😉 ), donnant avec ce procédé cadre et matière à un monde qu’il pourra librement explorer plus en détails dans d’autres récits. Comme dans « Le hobbit » ou « Le Seigneur des Anneaux » bien sûr, qui ne sont « que » deux passionnantes mais finalement minuscules parties émergées d’un immense et fabuleux iceberg.

 

Lire aussi les avis de Vert, Xapur

 

  
FacebooktwitterpinterestmailFacebooktwitterpinterestmail