Flatland, de Edwin A. Abbott

Posted on 22 octobre 2018
Trop c’est trop. Après quelques critiques lues ici ou là il y a quelques années (dont celle de Nebal), j’avais eu ce livre dans le collimateur avant de passer à autre chose. Et dernièrement, le chien (sur une judicieuse proposition de Lune, que je remercie chaleureusement) a remis ce roman de Edwin A. Abbott dans ma ligne de mire. C’était la goutte d’eau. Et pour faire les choses bien jusqu’au bout, j’ai commandé une édition particulièrement soignée parue en 2012 chez Zones Sensibles, un éditeur belge, avant qu’elle ne soit définitivement indisponible.

 

Quatrième de couverture :

« Faites-vous aussi plat qu’une crêpe et glissez-vous dans ce livre. » Ray Bradbury

 

La caverne mathématique

Flatland est un monde en deux dimensions. Toujours quatre points cardinaux, mais pas de hauteur. D’où son nom (et on s’amusera de constater que cette édition de 2012 vient d’une maison d’édition, Zones Sensibles, du Plat Pays… ^^). Le roman se présente comme les mémoires d’un carré. À Flatland, le nombres de côtés et la valeur des angles de ses habitants (triangles, carrés, pentagones, etc…) reflètent la position sociale. En bas de l’échelle se trouvent donc les triangles isocèles, simples soldats pour la plupart. Puis viennent les triangles équilatéraux (essentiellement des marchands) pour qui l’ascenseur social (si tant est qu’on puisse parler d’ascenseur social dans un monde qui n’a pas de hauteur…) devient accessible puisque chaque génération suivante gagne un côté supplémentaire, au contraire des isocèles dont les descendants restent pour la plupart des isocèles. Ensuite les carrés, les pentagones, les hexagones, etc, jusqu’à l’ultime étape : les cercles (ou presque, disons plutôt un polygone possédant un nombre de côtés tellement important qu’il est indissociable du cercle), ceux-ci étant la caste dirigeante de Flatland, les prêtres. Quant aux femmes, elle sont toujours des droites. Oui des droites, avec moins de côtés qu’un simple triangle isocèle… Les femmes sont donc tout en bas de l’échelle.

Je ne vous parle ici que des figures régulières, mais il existe aussi des figures irrégulières, en général condamnées à un triste destin. Car Flatland ne tolère pas l’irrégularité. Flatland a son code de conduite, ses lois, auxquelles on ne déroge pas sous peine de punition. Ainsi Flatland n’accepte pas la couleur, car le gouvernement a bien failli sombrer lors d’un terrible évènement nommé « la révolte chromatique », sur le point de mettre à bas le système de castes, sur qui tout l’équilibre du pays repose.

Je pourrais détailler encore le fonctionnement de Flatland, celui-ci étant décrit minutieusement par le carré dans la première partie du roman. Avec quelques schémas simples pour aider ceux qui auraient du mal à faire le petit travail intellectuel demandé pour visualiser ce monde, Edwin Abbott, à travers son héros le carré, a pensé à tout ou presque. Comment se reconnaître dans un monde en deux dimensions (grâce à l’Art de la Reconnaissance Visuelle), les habitations, les différentes castes, les droits de chacun, le rôle des femmes, tout est pensé, tout est cohérent (même si on pourrait peut-être trouver une ou deux failles dans ce monde si particulier), et c’est un véritable plaisir de lecture que de découvrir un univers aussi étrange et radical.

Radical à plus d’un titre d’ailleurs, puisque sous ses airs faussement « simples » de petit plaisir mêlant mathématiques et littérature, c’est à une vraie satire sociale que se livre l’auteur. Non content de décrire une société très hiérarchisée et un brin dictatoriale (ce roman datant tout de même de 1884, on doit pouvoir sans peine le qualifier d’ancêtre des dystopies modernes) dans la première partie (assez figée, très explicative donc mais néanmoins passionnante), Abbott passe sur un schéma plus narratif dans la deuxième partie. Tout d’abord à travers un rêve dans lequel le carré visite Lineland, un monde à une seule dimension. Des lignes donc, et uniquement des lignes. Puis avec l’apparition d’une sphère venant de Spaceland et l’apparition d’une possible troisième dimension. L’occasion pour l’auteur de brocarder l’immobilisme d’une société figée, d’un peuple manipulé (et qui, par habitude, refuse tout changement), d’une aristocratie assise sur des privilèges qu’elle souhaite conserver à tout prix, ce qui passe par la préservation de l’ordre établi. La révolte chromatique en était un exemple, l’annonce d’une troisième dimension pourrait bien en être un autre…

Alors oui, tout cela est très géométrique mais surtout très allégorique. Critique (plutôt acide d’ailleurs) politique et sociale, revisite de la caverne de Platon et de l’accès (ou du refus…) à la connaissance sous un angle (haha !) mathématique, mise en avant d’une certaine ouverture d’esprit très scientifique, insistant sur le fait que rien n’est acquis, que toute connaissance doit constamment être remise en cause en imaginant même le plus inconcevable, « Flatland » c’est tout cela à la fois. 134 ans après sa première publication, le roman n’a rien perdu de sa puissance et son discours reste toujours aussi incisif. Excellent de bout en bout !

Je ne peux conclure cet article sans dire un mot sur cette édition de 2012 de Zones Sensibles, maison d’édition belge. En plus d’une belle traduction de Philippe Blanchard, l’objet est superbe et en adéquation avec le contenu. Couverture découpée avec vernis sélectif (comme je tente de le montrer sur la photo faite maison en une de cet article), mise en page usant de différentes formes géométriques (en relation avec le sujet en cours), les points conclusifs des phrases sont remplacés par des carrés, des cercles, des triangles, etc, en fonction des circonstances, quelques schémas explicatifs, apparition de la couleur lors du récit de la révolte chromatique, même les coutures de la reliure sont colorées ! Et le tout sans que cela ne nuise à la lecture, chapeau ! Les photos de l’éditeur sont là pour mieux visualiser. Tout cela a un coût bien sûr : 19,50€ pour 150 pages, mais ça les vaut largement. Ceci dit, pour ceux qui ne voudraient pas investir cette somme, le roman existe chez Librio pour 3€ (dans la traduction plus ancienne d’Elisabeth Gille). Et en numérique, on peut même le trouver gratuitement (et légalement), mais je ne saurais dire ce que vaut la traduction puisqu’il n’est fait mention du traducteur nulle part… 

 

Lire aussi les avis de Nebal, Le chien critique, Cécile, Nancy.

 

  
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