Vigilance, de Robert Jackson Bennett

Bon, ce n’est pas tout ça, mais j’ai une nouvelle fois laissé la collection « Une heure-lumière » me distancer. Mais avec cette collection, refaire son retard est un bonheur. Même si dans le cas de la novella ici présente de Robert Jackson Bennett, « Vigilance », utiliser le mot bonheur n’est pas des plus adapté. Non pas en raison de la qualité du récit, bien au contraire, mais parce que vu le propos, il est difficile de parler de bonheur…

 

Quatrième de couverture :

Trois tireurs armés jusqu’aux dents lâchés dans un « environnement » public aléatoire délimité. Un but : abattre le plus de personnes possible. Une promesse : un énorme paquet de fric pour celui qui quitte les lieux indemne. Si l’une des « cibles » met hors d’état de nuire l’un des tireurs et survit, une part du pactole lui échoit. Des règles simplissimes, et des dizaines de drones qui filment le tout pour le plus grand bonheur de millions de spectateurs hystérisés, d’annonceurs aux anges et de John McDean, producteur et chef d’orchestre de Vigilance, le show TV qui a résolu le problème des tueries de masses aux États-Unis…

« Si l’Amérique ne fabrique plus grand-chose, elle produit à coup sûr quantité d’enfants morts : abattus à l’école, chez eux, sur les terrains de jeux ; abattus par des flics, par eux-mêmes, par leurs parents, par d’autres enfants… Des tas et des tas de petits corps angéliques, tous perforés par des balles, tous immobiles, froids, parfaits.  »

Un récit effarant, corrosif et brutal. L’autopsie littéraire d’une american way of life aussi éculée que mortifère.

« Lucide et débordant d’une colère sauvage, voici un livre que vous n’oublierez pas de sitôt. » NPR

 

Quand Robert Jackson Bennett sort l’artillerie lourde…

Futur proche. Les Etats-Unis sont en phase d’écroulement. La Chine a pris la tête de l’économie mondiale, l’Amérique s’avérant incapable de garder une jeunesse qui l’a fuit en masse pour des cieux plus cléments (et économiquement plus avantageux), une Amérique dévastée au sud par des incendies à répétition et plus au nord par des ouragans réguliers. Le pays vieillissant, constamment gouverné par des politiciens usant de la peur (de l’autre, de l’infiltré, de l’étranger), ne tient pour ainsi dire que grâce à deux choses : son Deuxième Amendement (autorisant chaque citoyen à posséder une arme) et les divertissements abrutissants proposée par une télévision qui ne recule plus devant rien pour faire de l’audience et satisfaire son public-cible (essentiellement blanc, celui qui détient l’argent), à coup de falsifications et de fake-news.

C’est dans ce contexte que certaines personnes sans scrupules ont flairé un bon coup. Car en 2026, une tuerie de masse dans une école (la 514ème…) streamée sur les réseaux sociaux depuis l’intérieur, a attiré d’innombrables spectateurs.Et eux d’habitude si prompts à passer d’une chose à l’autre là où l’information (ou la désinformation…) n’a qu’une durée de vie très limitée, sont restés collés à leur écran durant des heures, tandis que les publicités visibles automatiquement au même moment ont vu leur impact décuplé, leurs ventes exploser ! Et là, c’est le déclic : y aurait-il un moyen de reproduire cela, de manière plus « contrôlée » et bénéficier des mêmes effets ? Oui, « Vigilance » est né.

« Vigilance » est un programme télévisé qui envoie trois tireurs (dépressifs et/ou instables psychologiquement) armés jusqu’aux dents dans un lieu public clôt (en tout cas isolé de l’extérieur par la production du « spectacle » et à l’insu des citoyens passant par là) comme une gare ou un centre commercial, avec à la clé quelques millions de dollars pour celui des trois qui parviendrait à s’en sortir (et un million de dollar à sa famille s’il échoue). Mais aussi quelques millions de dollars pour le citoyen qui parviendrait à éliminer l’un des tireurs. Le nom de l’émission ne doit donc rien au hasard, car il s’agit bien de montrer aux citoyens américains à quel point il est important d’être vigilant. Vigilant au cas où l’émission démarre là où ils se trouvent (car elle débarque toujours sans prévenir), mais surtout de manière plus globale vigilant envers l’ennemi, l’insidieux, celui qui tente d’envahir le pays, l’étranger, le migrant, le dangereux. Être vigilant signifiant bien évidemment être armé. Avec une classe politique qui en a fait son maître-mot depuis des dizaines d’années, jouant sans cesse sur la peur, ce crédo, allié au Deuxième Amendement, a fini par devenir quelque chose de normal, ce sur quoi joue l’émission « Vigilance » dans laquelle les commentateurs ne cessent de déplorer, sur un ton faussement ému que telle ou telle victime des tireurs n’a pas été suffisamment vigilante.

Le cynisme de cette émission pousse le vice jusqu’à manipuler tout ce qui est nécessaire pour satisfaire son public-cible, depuis la création de la présentatrice idéale et de ses interventions orales par une intelligence artificielle (idem pour les commentateurs de l’émission) jusqu’à la manipulation outrancière des réseaux sociaux, en passant par une sorte de deepfake en temps réel permettant de masquer/transformer en direct l’identité d’une citoyenne qui a réussi à se défendre contre un tireur, une Asiatique immigrée devenant ainsi, pour ne pas choquer le public-cible (ou plutôt marché-cible…), une américaine d’origine irlandaise bien blanche. Tout est donc calculé, mesuré, soupesé,  optimisé, maximisé sans jamais que le côté humain n’intervienne autrement que par ce que ce marché-cible pourrait rapporter à la chaîne et aux annonceurs.

Robert Jackson Bennett, en écrivant « Vigilance », n’a pas pris de gants. Le cynisme de cette émission (et de la société américaine dans son ensemble) est total, la noirceur et l’horreur s’accumulent, notamment quand l’émission débute (après des slogans qu’on imagine dits avec une grosse voix sur une grosse musique angoissante, pas si loin de ce que nous connaissons déjà…) et que les premières victimes tombent, sans distinction d’âge ou de genre, hommes, femmes et enfants donc. Mais après tout, les commentateurs ne manqueront pas de souligner que c’est de leur faute : ils n’étaient pas assez vigilants…

Alors oui, le texte choque. C’est violent, c’est cynique, c’est terrible, c’est glaçant. Mais c’est notre société, avec les curseurs poussés à fond. Un peu comme ce que fait Jean Baret de notre côté de l’Atlantique, mais en visant directement un pays, un peuple et ses dérives. Et sans le côté outrancier et drôle voire loufoque de l’auteur français, qui permet de souffler un peu. Il n’y a pas d’humour ici. La société américaine n’est pas drôle. Elle ne l’est pas pour les personnes de couleur, elle ne l’est pas pour les pauvres. Elle ne l’est pas aujourd’hui, elle ne le sera pas demain puisqu’elle sera encore pire. Tel est l’avertissement lancé par Robert Jackson Bennett dans un texte qu’il est difficile de ne pas dévorer d’une traite, à bout de souffle et complètement ahuri par ce que l’auteur nous donne à lire.

Les seuls bémols que je pourrais trouver à « Vigilance » seraient une justification de l’acceptation d’une telle émission de télévision (par les autorités d’une part et par le public d’autre part) un peu poussée à l’extrême, jouant avec la suspension d’incrédulité du lecteur (mais être Américain permettrait peut-être d’accepter ça plus facilement), et un dernier mouvement du texte, basé sur une IA révolutionnaire, qui tient un peu de la magie alors que jusqu’ici le côté technologique était certes assez poussé mais plutôt simple à imaginer en extrapolant sur ce qui est déjà aujourd’hui à notre disposition.

Rien de bien méchant ceci dit, tant tout le reste est d’une maîtrise et d’une nervosité folles. Le message de Robert Jackson Bennett est un véritable direct au visage, on en ressort sonné, avec la conviction (s’il en était besoin), que le véritable ennemi des Américains, ce sont bien les Américains eux-même. L’actualité récente nous le montre parfaitement, et résonne de manière terrible avec ce texte. Rendez-vous en novembre prochain pour un peu d’espoir. Ou pas…

Texte époustouflant donc, glaçant comme rarement, « Vigilance » vient sans contestation possible se placer là-haut tout là-haut, dans les hautes sphères des plus grands textes de la collection « Une heure-lumière ». Oui, c’est un peu rengaine de dire ça, mais croyez-moi, celui-ci n’est pas près de descendre de son piédestal. In-dis-pen-sable !

 

Lire aussi les avis de Gromovar, Feyd Rautha, Yogo, Artemus Dada, Anne-Laure.

Critique écrite dans le cadre du challenge « Le Projet Maki » de Yogo.

 

  
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