Gravité à la manque, de George Alec Effinger

Posted on 5 octobre 2020
Etant actuellement dans une sorte de revival cyberpunk, à l’aube de la sortie du très attendu jeu vidéo « Cyberpunk 2077 », je reviens sur certains classiques du genre. Au moment même de la ressortie du « Neuromancien » de William Gibson dans une nouvelle traduction, je me suis replongé dans un des classiques du genre, que j’avais beaucoup apprécié à l’adolescence. Mais ces « vieux » classiques, dans un genre par ailleurs très marqué par son époque, résistent-ils à l’épreuve du temps ?

 

Quatrième de couverture :

Dans le monde exotique et décadent du Boudayin, il faut être prêt aux rencontres les plus inattendues. On y croise aussi bien des avatars de James Bond (sorucil arqué, gin et Walther PPK) que des Levantins adipeux, des disciples enturbannés de Jack l’Éventreur, des Sœurs Veuves noires (cuir et couteau), ou un «parrain» bicentenaire. Il faut dire que dans ce Moyen-Orient du XXIIe siècle, il suffit de s’enficher dans le crâne un module mimétique pour changer de personnalité. Mais pour Marîd Audran, synthèse islamique de Philip Marlowe et Nero Wolfe, comme pour tous les autres protagonistes de cet additif aux Mille et Une Nuits, le monde a beau se déglinguer, le rite du café à la cardamome ou le ramadân, ça reste sacré.
Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

 

Cyberpunk au bled

« Gravité à la manque » figure à peu près dans chaque liste relevant les classiques du genre cyberpunk. Ça n’a rien d’illogique puisqu’il en reprend les codes, du moins un certain nombre d’entre eux. Mais pas tous. Car si on associe volontiers à ce genre les villes tentaculaires et surpeuplées, la mainmise des méga-corporations sur les aspects politiques, sociaux et économiques des états (qui, pour la plupart, n’en sont plus vraiment) ou bien un « cyberworld » informatique, il n’y a pas de ça ici. En revanche, on y retrouve les quartiers (ou plutôt le quartier, puisque le roman ne quitte que très rarement le Boudayin, sorte de « quartier des plaisirs » dans une ville moyen-orientale jamais explicitement nommée) un peu mal famés où celui qui y met les pieds, s’il n’en connaît pas les codes et les dangers, n’est pas sûr d’en ressortir autrement que les deux pieds devant, mais aussi les implants cybernétiques dans le cerveau (avec des « papies » (périphériques d’apprentissage intégré électroniques), implants permettant de se doter de capacités particulières (comme maîtriser une langue étrangère) et des « mamies » (modules d’aptitude mimétique) qui, eux, ont la faculté de faire endosser à leur utilisateur la personnalité qui est enregistrée dans l’implant, comme une star du porno ou bien James Bond).

Mais plus que du cyberpunk, qui fait plutôt office au départ de décorum « exotisé » par une situation géographique assez rarement utilisée en SF (surtout dans les années 80 puisque le roman est paru en 1986), lui donnant une touche tout à fait délicieuse (avec tout de même un worldbuilding réduit mais bien présent, notamment une balkanisation des USA et de la Russie menant à l’apparition d’une multitude de minis états) avec une place majeure réservée à l’Islam et au Coran (avec ramadan, keffiehs, djellabas, muezzins et appels réguliers à la prière, etc…), le roman doit avant tout au genre du roman noir, notamment avec son personnage principal, Marîd Audran, détective privé qui doit tout ou presque à Philip Marlowe ou Sam Spade. Un brin cynique et désabusé, il a toutefois sa ligne de conduite, lui qui n’est ni pratiquant ni « câblé » et qui s’estime indépendant (et fier de l’être) des puissants qui régissent aussi bien le Boudayin que la ville entière.

Là dessus viennent se greffer crimes sanglants, manipulations politiques, flics pas forcément très intègres et une sorte de mafia qui régit tout le quartier. Marîd Audran va devoir naviguer en eaux troubles pour mettre fins aux crimes d’un (ou plusieurs ?) tueurs, quitte pour cela à oublier ses principes, à moins qu’il n’en ait pas vraiment le choix… Et même si l’aspect cyberpunk du récit semble n’être au départ qu’un décor supplémentaire à un « simple » roman noir, sa présence est malgré tout au coeur du récit, puisqu’avec les papies, les mamies, les drogues et les divers changements de sexe de nombreux personnages qui ne sont rien que de très normal, on nage en plein futurisme très eighties et ce sont les thèmes de l’identité et du choix de faire ce que l’on veut de son corps (et de sa vie de manière plus globale) qui surnagent.

« Gravité à la manque », s’il prend un peu son temps au début pour mieux imprégner le lecteur de l’ambiance si particulière du Boudayin, se révèle très rythmé, avec un ton lui aussi très « roman noir » qui lui donne un incontestable cachet (lié aussi à cette atmosphère musulmane faite de multiples formules de politesse, de religion plus ou moins suivie, et d’une population cosmopolite qui ne fait que rendre le tout encore plus surprenant), et le roman défile pour le plus grand plaisir du lecteur. Il faut dire que Marîd Audran se révèle un personnage tout à fait attachant, loin d’être un « super détective ». Mais même s’il subit beaucoup, doit un peu au hasard, consomme des drogues à tout va, il tire malgré tout son épingle du jeu en ayant quelques intuitions salvatrices. La galerie de personnages qui l’entoure, si elle est bien sûr moins développée, ne manque pas non plus d’attraits, entre prostituées amicales et « sexchangistes », tenancier(e)s de bars et conducteur de taxi constamment stone pour cause d’implant distributeur de drogue, c’est haut en couleurs ! On peut quand même regretter que la plupart des femmes du récit sont des prostituées. Des femmes de pouvoir, il n’y en a pas ici (même si certaines d’entre elles ne manquent pas de poigne)…

Court, rythmé, avec un ton noir parfaitement maîtrisé par George Alec Effinger, et une ambiance musulmane inimitable, « Gravité à la manque » est un pur plaisir cyberpunk décalé. Et sitôt lue la conclusion douce-amère (quoique plutôt amère pour Marîd Audran…), on n’a qu’une envie, c’est de replonger dans le Boudayin avec le roman suivant, « Privé de désert ».

 

Lire aussi l’avis de Stéphanie Chaptal, Homéostasie.

 

  
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