Expiration, de Ted Chiang

Posted on 12 octobre 2020
Ted Chiang est un auteur rare mais pourtant célèbre dans le monde de la SF à tendance hard. S’il n’était cette rareté éditoriale (un peu moins d’une vingtaine de nouvelles en trente ans de carrière, mais une multitude de prix : 5 Hugo, 6 Locus, 4 Nebula, 1 British SF Award, 1 Theodore Sturgeon Award…), on pourrait même parier qu’il serait sans doute au niveau d’un Greg Egan dans le genre. J’avoue ne pas avoir été ultra convaincu par son précédent recueil, « La tour de Babylone », un peu trop « froid » malgré deux textes d’exception. Le nouveau recueil ici présent, « Expiration », semble pourtant mettre tout le monde d’accord. Moi y compris ?

 

Quatrième de couverture :

Les neuf histoires qui constituent ce livre brillent à la fois par leur originalité et leur universalité. Des questions ancestrales – l’homme dispose-t-il d’un libre arbitre? si non, que peut-il faire de sa vie? – sont abordées sous un angle radicalement nouveau.
Ted Chiang pousse à l’extrême la logique, la morale et jusqu’aux lois de la physique pour créer des mondes inédits dans lesquels les machines en disent long sur notre humanité.
Auréolé d’un immense succès critique et commercial aux États-Unis, « Expiration » est en cours de publication dans vingt et un pays, installant définitivement son auteur parmi les écrivains américains les plus importants.

 

Ted Chiang au sommet

N’y allons pas par quatre chemins, le titre de cette chronique est d’ailleurs très parlant, oui « Expiration » est formidable. C’est peut-être même un sommet de la SF contemporaine, même s’il est possible qu’il ne plaise pas à tout le monde, son côté très analytique et parfois un peu désincarné pouvant déplaire aux lecteurs qui ne vivent que par et à travers des personnages complexes et « vivants ». C’est pourtant mon cas à moi aussi, mais là il faut bien dire que la finesse d’analyse et les multiples pistes explorées forcent le respect. Il n’y manque sans doute plus qu’un brin d’humanité supplémentaire pour que les textes de Ted Chiang s’ouvrent au plus grand nombre et finissent d’installer l’écrivain dans les très hautes sphères des auteurs de SF d’aujourd’hui. Mais qu’on ne s’y trompe pas, malgré ce léger reproche, « Expiration » est un recueil (9 nouvelles au sommaire, écrites entre 2007 et 2019 (on peut d’ailleurs regretter que le volume n’indique pas les premières dates de publication des textes, en VO comme en VF) absolument remarquable, emblématique de cette « littérature des idées » qu’est la SF, stimulante intellectuellement et posant de juste questions, technologiques autant qu’éthiques et morales. Revue de détail.

 

  • Le marchand et la porte de l’alchimiste

Le recueil s’ouvre avec cette étonnante nouvelle, pleine de malice et de SF, qui prouve que quand Chiang s’en donne la peine il est tout à fait capable d’enrober son texte d’un merveilleux contexte pour en faire un récit qui va bien au-delà d’une simple analyse d’une problématique donnée.

On est en présence ici d’un texte s’intéressant au voyage dans le temps (futur aussi bien que passé), à travers un texte arabisant prenant des allures de « Contes des mille et une nuits » en enchâssant plusieurs récits sans oublier d’y ajouter une pointe d’érotisme. On est presque dans l’exercice de style sur la forme mais c’est extrêmement bien ficelé.

Fuwaad ibn Abbas est un marchand qui fait le récit de sa rencontre à Bagdad avec un alchimiste, Bashaarat, qui, non content de proposer des objets extrêmement bien ciselés, a aussi « inventé » des portes permettant de voyager dans le temps. Avant de s’y plonger, Fuwaad cherche à savoir si d’autres personnes ont utilisé cette incroyable invention. Bashaarat lui narre donc les aventures de quelques autres clients. Fuwaad décide alors d’utiliser cette porte pour tenter de régler un drame personnel qui le mine depuis de nombreuses années.

Exploration originale du voyage dans le temps, ce texte joue avec la causalité tout en posant la question du libre-arbitre et des conséquences de nos actes. La thématique n’a rien d’originale en soi, mais le traitement l’est beaucoup plus et la morale de l’histoire est empreinte d’une belle résilience et d’une bonne dose d’humanité, le tout insistant sur l’acceptation de ce que la vie nous offre, en bien comme en mal. Le recueil commence donc sous les meilleurs auspices.

 

  • Expiration

Après « Les mille et une nuits » on passe à quelque chose de mi-SF mi-steampunk avec une civilisation étrange, faite d’êtres mécaniques dont la source d’énergie est l’air, comme des automates utilisant de l’air comprimé pour se mouvoir. Mais il s’agit bel et bien d’une civilisation vivante ici, et Ted Chiang fait montre d’une belle inventivité et d’une remarquable précision dans la description du métabolisme de ces êtres en narrant les découvertes de l’un d’entre eux, chercheur en anatomie, déterminé à découvrir le fonctionnement de la mémoire (ou en tout cas leur mémoire) et tentant de résoudre un mystère lié à un écoulement du temps qui semble différent de ce qu’il fut.

De fil en aiguille, et en empilant les découvertes du narrateur, Ted Chiang se fend d’un remarquable texte sur la constitution d’un univers, ou des univers, les uns nourrissant les autres, jusqu’à s’intéresser avec une rare acuité à l’entropie générale et la mort thermique de l’univers et, en toute fin, de toute vie. Ça paraît sombre, et ça l’est d’une certaine manière, et pourtant il y a un sentiment d’espoir et d’optimisme qui transparaît dans tout cela, avec l’idée de célébrer la vie telle que nous la vivons, rejoignant ainsi le texte précédent.

 

  • Ce qu’on attend de nous

Petit texte de quatre pages jouant sur une idée simple (le libre-arbitre encore une fois, ou plutôt l’illusion du libre-arbitre et le besoin qu’a l’humanité d’en croire en son libre-arbitre), « Ce qu’on attend de nous » ressemble presque plus à une démonstration qu’à un récit, et sa brièveté n’en fait pas un texte majeur. Il illustre le besoin de l’humanité de croire qu’il est possible de prendre son destin en main et que les choix qu’elle fait ne sont pas tout tracés. Amusant mais somme toute mineur par rapport au reste du recueil.

 

  • Le cycle de vie des objets logiciels

Le gros morceau du recueil, c’est ce texte, une novella de 132 pages. Ted Chiang s’intéresse ici aux intelligences artificielles, un thème largement rabâché dans la SF. Mais ici, pas d’accession soudaine à la conscience d’une intelligence artificielle distribuée et omnisciente, non, il s’agit tout simplement, du moins au départ, de « tamagotchis ++ » (des « digimos ») développés par la société Blue Gamma, évoluant dans un monde virtuel également accessible aux êtres humains équipés des accessoires adéquats et qui se développent en interagissant avec leurs propriétaires humains, en temps réel. Presque comme un véritable enfant, ce qu’ils vont plus ou moins devenir pour certains propriétaires, d’autant que leur avatar dans le monde virtuel est un petit animal tout mignon ou un petit robot tout aussi cute. Sauf qu’ils ne sont pas humains, n’ont pas de droits et restent dépendants du support sur lequel ils ont été développés. Vous voyez sans doute venir ce vers quoi va s’orienter Ted Chiang.

Car il va en effet être question de droit, de conscience, de libre-arbitre (encore), et de bien d’autres choses dans ce texte qui se déroule sur un temps relativement long (plus d’une dizaine d’années). En plus de la problématique directement liée à la considération qu’il faut accorder à ces êtres virtuels,  se posent des questions plus pragmatiques liées, elles, à la société humaine dans son ensemble. Blue Gamma finit par faire faillite (car ce temps long nécessaire à l’évolution de ces petits êtres finit par lasser…), puis c’est l’environnement sur lequel ont été développés les digimos qui est racheté par une société concurrente en même temps que d’autres entités développent leur propres digimos, avec un code différent, et des capacités différentes. Moins (ou plus…) expérimentaux, peut-être plus tournés vers diverses utilisations possibles (et monnayables) que les digimos de Blue Gamma ? Ça reste à prouver, la flexibilité de ces derniers semblant leur permettre de développer des capacités réellement humaines. Et qui dit capacités humaines dit… industrie du sexe, pour une nouvelle direction de développement des digimos qui n’est peut-être pas si incongrue que ce que l’on pourrait penser de prime abord.

Et au fil des années, c’est tout un environnement en plus d’une nouvelle manière d’éduquer et d’appréhender la vie et la conscience qui est à repenser. Ted Chiang étudie toutes ces thématiques sous de nombreux aspects, posant la question de la reconnaissance des digimos, de leur éventuelle marchandisation, de leur libre-arbitre et de maintes autres perspectives toujours abordées en confrontant le pour et le contre à travers les propriétaires humains des digimos (notamment Ana et Derek, que l’on suit sur toutes ces années), forcément amenés à se poser ces questions devant le développement de plus en plus avancé des créatures virtuelles (notamment Jax, le digimo d’Ana, et Marco et Polo, les digimos de Derek, tous ces personnages donnant un fil directeur au récit et un point d’accroche « incarné » au lecteur) qui finissent d’ailleurs par ne pas être seulement virtuelles puisqu’elles ont la possibilité de se télécharger dans un petit robot bien réel, pour encore plus d’interactions bien réelles elles aussi.

Passionnant de bout en bout, intelligemment brillant (ou brillamment intelligent), et finalement très subtil, ce texte est un petite merveille qui a le bon goût d’éviter de chausser les gros sabots classiques de la SF dès qu’on parle d’IA.

 

  • La nurse automatique brevetée de Dacey

On retrouve ici un peu de steampunk ici avec l’invention du mathématicien Reginald Dacey : une nourrice mécanique. Fatigué de voir l’humeur changeante de son fils, avec pour conséquence les méthodes changeantes de sa nourrice (une nourrice trop indulgente amène des comportements déplaisants de l’enfant, ce qui énerve la nourrice qui punit l’enfant. L’enfant pleure, la nourrice regrette et fait donc preuve d’indulgence, etc… Le cycle se répétant à l’infini, voire s’auto-alimentant, le mathématicien y voit là un système instable auquel il faut remédier), il décide d’inventer une nourrice mécanique qui « élèverait » les enfants de manière totalement rationnelle. Une invention qui ne convaincra guère mais qui renaîtra quelques années plus tard, lors de l’étude du cas d’un enfant ne répondant pas aux stimuli des personnes qui le côtoient.

Récit à chute, « La nurse automatique brevetée de Dacey », s’il ne convainc pas totalement, est en creux une critique des vieilles méthodes d’éducation et insiste sur l’importance de l’humain, aussi irrationnel qu’il puisse être, pour le bon développement de son prochain et que c’est cette irrationalité qui fait notre humanité.

 

  • La vérité du fait, la vérité de l’émotion

Ici, au travers de son texte, Ted Chiang étudie l’impact de la technologie conduisant à un changement de paradigme au sein de la société, et ce de deux manières. Une manière futuriste avec l’arrivée, à la façon de ce qu’avait déjà imaginé « Black Mirror » dans le troisième épisode de la première saison, d’un nouvel outil de recherche/assistant personnel virtuel permettant d’indexer tout ce qu’enregistrent les caméras personnelles (permettant de tenir des « lifelogs », sorte de vlogs reprenant toutes les vidéos qui retracent la vie entière des utilisateurs) déjà largement implantées dans la population. Il est possible quasiment instantanément de retrouver un épisode de sa vie en le demandant à cet assistant personnel appelé Memori, ce qui conduit à de nombreuses interrogations sur l’utilisation qui en est faite, jusqu’à se demander si c’est un bienfait ou un préjudice exacerbant les mauvais côtés de l’humanité. Quid de l’oubli, du pardon, du temps même alors que la moindre dispute peut être retrouvée en moins d’une seconde ? Que devient la subjectivité intrinsèque à l’espèce humaine alors que cet assistant personnel retrouve tout de manière 100% objective ? Que deviennent les relations humaines sous l’égide de ce nouveau système ?

L’autre impact technologique est celui de l’arrivée de l’écriture, amenée par les colons européens au sein du peuple Tiv, et des dérives associées, allant jusqu’à un réel impact culturel dénaturant toute une tradition en modifiant rien de moins que le système de pensée.

Ces deux impacts sont mis en parallèle, le côté futuriste étant « humanisé » par l’histoire du journaliste-narrateur et sa relation avec sa fille, le côté Tiv l’étant par différents récits impliquant certains de ses habitants notamment Jijingi, jeune garçon qui apprend l’écriture pensant que cela aidera sa tribu auprès des Européens. Cette ligne narrative, qui a un petit côté Mike Resnick en mode « Kirinyaga », ne manque pas de saveur, avec un petit côté « conte philosophique » qui intervient de manière judicieuse en entrecoupant le récit du journaliste. Tout cela est très finement analysé, en pesant le pour et le contre de ce qu’amène cette nouvelle technologie, pose de multiples questions éthiques et se lit avec aisance malgré un côté démonstratif très présent. Mais encore une fois, l’analyse est remarquable.

 

  • Le grand silence

Autre texte court (sept pages), il est ici question de l’humanité qui cherche à trouver des sources d’intelligence extraterrestre très éloignées, d’une certaine manière se confronter à l’altérité, alors qu’elle détruit inexorablement des sources d’intelligence qu’elle ne comprend pas et avec lesquelles elle n’a jamais cherché à communiquer sur sa propre planète (ici des perroquets). Joli texte très poétique issu d’un projet vidéo au départ, c’est l’occasion de lire quelque chose d’un peu moins analytique de la part de Ted Chiang.

 

  • Omphalos

Ici, c’est de Dieu dont il s’agit. Et d’une Terre et d’une humanité « alternative » dont la science se met en phase avec la religion (à moins que ce ne soit l’inverse). Toujours est-il qu’ici c’est le créationnisme qui prévaut (l’Histoire de l’humanité et du monde remonte à 8000 ans, pas plus), avec une subtile modification des découvertes scientifiques permettant à ce créationnisme d’être crédible, jusqu’à une encore plus subtile modification des lois physiques liées à cette origine « différente » de l’humanité et de l’univers.

Mais si tout cela n’était malgré tout pas la vérité ? Et si en fin de compte, l’humanité n’était pas la vraie raison de la création de l’univers ? Dans cette histoire alternative, tout en gardant une physique et une Histoire (avec une majuscule) différente, Ted Chiang s’amuse à déconstruire une doctrine qui ne parvient plus à être en phase avec les dernières découvertes scientifiques. C’est un texte qui d’une certaine manière fait prévaloir la science sur les croyances tout en s’interrogeant sur le besoin de croire et qui, ultimement, célèbre le fait de donner un sens à sa vie (le libre-arbitre, encore lui), de manière individuelle comme collective, tout en admirant les réussites de l’humanité et le besoin de comprendre son passé, son histoire.

 

  • L’angoisse est le vertige de la liberté

Deuxième plus long texte du recueil (84 pages), « L’angoisse est le vertige de la liberté » imagine une société légèrement futuriste dans laquelle sont disponibles des « prismes » qui reposent sur l’intrication quantique pour rendre disponibles des univers parallèles dont l’histoire diverge à partir du moment où le prisme est mis en service. Mieux : il est possible de communiquer avec ces univers parallèles. Chacun a donc la possibilité d’interroger son « parallêtre » pour, par exemple, connaître les conséquences d’une  décision délicate. Ecrit, audio ou vidéo, tout est possible, dans une certaine limite puisque ces prismes n’ont pas une quantité d’information illimitée à échanger, la vidéo consommant plus de données que l’écrit. Plus les prismes sont anciens, plus il est possible de remonter loin dans le passé pour voir ce que sont devenus les univers parallèles proposés, mais les anciens prismes avec encore un stock d’information échangeable sont évidemment rares, donc chers. L’information venant d’univers parallèles est donc devenue une ressource qui se monnaie, on en arrive donc à l’apparition de « courtiers en données », ou bien de cybercafés mettant des prismes à disposition.

Pas forcément simple à appréhender en quelques lignes, tout cela est malgré tout véritablement vertigineux, les implications d’une telle découverte sont immenses et Ted Chiang, en bon analyste qu’il est, étudie ça dans les moindres détails. Le texte étant d’une longueur respectable, il se permet qui plus est d’y placer quelques personnages intéressants, avec un passé et/ou des choix qui posent question et qui ont façonné leur vie. Comment les prismes vont-ils influencer l’humanité ? Là encore, la notion de libre-arbitre est pregnante. Quel est la valeur du choix, de la décision, quand il est possible de vérifier les conséquences de nos actes ? Comment est-il possible de les justifier et même d’en tirer une valeur en fonction des choix de nos parallêtres dans plusieurs autres univers ? Comment réagir quand on estime avoir pris la mauvaise décision et que dans un autre univers son parallêtre se porte beaucoup mieux que soi ? Quel rapport face à la mort, la mort dans notre univers mais pas dans un univers parallèle, ou vice versa ? Et quels abus tout cela peut-il amener ?

Toutes ces questions peuvent paraître ici très abstraites ou obscures mais à la lecture du texte de Chiang, c’est un festival de questionnements divers et variés, éthiques, moraux, sociaux, sociétaux même. Remarquable de bout en bout, avec une superbe conclusion pleine d’humanité que n’aurait pas renié Ken Liu, ce texte est un nouveau sommet. Un de plus.

 

On tient donc là incontestablement un recueil de très haute tenue, avec seulement trois textes un peu moins convaincants (dont les deux plus courts de 4 et 7 pages…), les autres tenant tous plus ou moins de l’excellence, et qui personnellement m’a largement plus convaincu que son prédécesseur « La tour de Babylone » (dans lequel on trouvait aussi quelques textes vraiment remarquables mais en moindre nombre qu’ici), avec toujours autant d’analyses d’une finesse remarquable que Ted Chiang n’oublie pas d’humaniser. Et même si cela reste perfectible ici ou là quand la démonstration prend le pas sur le récit, c’est toujours intéressant à lire et stimulant intellectuellement. De la SF d’idées, que l’on peut peut-être situer presque à mi-chemin entre Greg Egan et Ken Liu, dans sa forme la plus remarquable.

 

Lire aussi les avis de Gromovar, Feyd-Rautha, Nicolas, Soleilvert.

 

  
FacebooktwitterpinterestmailFacebooktwitterpinterestmail