Emissaires des morts, de Adam-Troy Castro

Posted on 11 janvier 2021
Adam-Troy Castro n’est guère connu en francophonie, et pour cause : malgré une bibliographie conséquente en VO, il n’a été traduit, avant la parution de « Emissaires des morts », qu’à trois reprises, trois nouvelles parues dans la revue numérique Angle Mort. Je n’avais pour ma part lu qu’un seul texte de lui, mais quel texte ! « Une brève histoire des formes à venir » dans Angle Mort numéro 11, fut un régal d’absurde et d’humour, plein d’humanité. Un texte (librement disponible, et à la lecture très fortement conseillée donc) qui m’avait marqué et qui m’a fait voir d’un très bon oeil l’arrivée de l’auteur chez Albin Michel Imaginaire.

 

Quatrième de couverture :

Un space opera coup-de-poing situé dans un futur lointain, celui du Système Mercantile, où le racisme, la guerre, l’esclavagisme et la corruption n’ont pas pris fin, bien au contraire.

Quand elle avait huit ans, Andrea Cort a été témoin d’un génocide. Pis, après avoir vu ses parents massacrés, elle a rendu coup pour coup. En punition de ses crimes, elle est devenue la propriété perpétuelle du Corps diplomatique. Où, les années passant, elle a embrassé la carrière d’avocate, puis d’enquêtrice pour le bureau du procureur. Envoyée dans un habitat artificiel aussi inhospitalier qu’isolé, où deux meurtres viennent d’être commis, la jeune femme doit résoudre l’affaire sans créer d’incident diplomatique avec les intelligences artificielles propriétaires des lieux. Pour ses supérieurs, peu importe quel coupable sera désigné. Mais les leçons qu’Andrea a apprises enfant ont forgé l’adulte qu’elle est devenue : une femme pour le moins inflexible, qui ne vit que pour une chose, « combattre les monstres ».

 

Diplomatie spatiale

« Emissaires des morts » est un gros pavé de 700 pages (avec le toujours génial Manchu pour l’illustration de couverture), composé de quatre nouvelles ou novellas et d’un roman de 400 pages (traduits par Benoît Domis). Commençons par saluer l’initiative de Albin Michel Imaginaire qui a pris le parti d’offrir au lecteur un « tout » (présenté dans l’ordre chronologique interne du cycle) alors qu’il aurait été tout à fait possible de se passer des récits courts pour ne livrer que le roman, qui contient par ailleurs toutes les informations nécessaires pour en comprendre les tenants et les aboutissants.

Mais quelle erreur cela aurait été ! D’une part parce que les quatre novellas sont d’excellente facture, et d’autre part parce qu’elles éclairent de manière singulière le personnage d’Andrea Cort à travers certaines missions qui l’ont forgée, son passé dramatique qu’elle va être contrainte de (sup)porter jusqu’à la fin de sa vie, et surtout permettent de comprendre pleinement ce qui la hante tout au long du roman, suite à une sorte « d’épiphanie » vécu dans l’un de ces textes. Bref, les quatre premiers textes n’ont rien d’un apéritif dispensable, bien au contraire.

Andrea Cort travaille au sein du Corps Diplomatique, en qualité de répresentante du Procureur Général de la Confédération Homo Sapiens. Elle est donc chargée de gérer l’aspect diplomatique des affaires criminelles mêlant l’humanité à une ou plusieurs espèces extraterrestres parmi les nombreuses civilisations peuplant l’espace connu. Les quatre textes courts présente des situations variées dans lesquelles il s’agit pour Andrea Cort de négocier des accords pour livrer un criminel, débusquer un traître, tenter de trouver une solution alternative pour soustraire à la justice extraterrestre un homme condamné par celle-ci à la peine capitale, ou bien s’assurer que la justice passe et satisfasse tous les partis alors que la civilisation victime des crimes d’un meurtrier humain, déclarée sentiente mais très éloignée d’un quelconque anthropomorphisme, semble ne pas pouvoir entrer dans les cases du droit interstellaire…

Il y aurait beaucoup à dire sur ces textes très efficaces, écrits sur un mode policier, et qui jouent sur les thématiques de la justice et du châtiment, tout en proposant un personnage (Andrea Cort donc) complexe, que le drame qu’elle a vécu (et auquel elle a pris part) ne cesse de hanter et qui est le point de départ du reste de sa vie. Car cette humanité future n’est pas une utopie, et le Corps Diplomatique use de moyens assez douteux pour enrôler ceux qui œuvreront pour la justice des hommes. L’esclavage capitaliste existe toujours bel et bien, et pour se sortir d’une planète « usine » dominée par une mégaentreprise, il n’y a guère d’alternative si ce n’est le Corps Diplomatique qui peut acheter la liberté des citoyens auprès de leur employeur, moyennent un certain nombre d’années d’engagement (qui peut être allongé ou raccourci en fonction des résultats de l’engagé). Une forme d’esclavage pour se sortir d’un autre esclavage. Comme le dit l’un des personnages du roman :

Nous sommes tous des propriétés, Maître. la seule chose qui importe, c’est de bien choisir son maître.

Mais ce n’est pas tout à fait le cas d’Andrea Cort. Qualifiée de criminelle et condamnée à vie pour ce qu’elle a commis alors qu’elle avait huit ans, le Corps Diplomatique a acheté son engagement, mais il s’agit ici d’un engagement à vie. Andrea Cort est donc sous les ordres de son employeur, avec un contrat pas forcément à son avantage, contrainte et forcée, sans aucun moyen de s’en libérer. Voilà l’humanité du futur. Ce que la Représentante du Procureur a vécu (et les quelques années d’enfermement qu’elle a subi avant de rejoindre le Corps Diplomatique, entre violences physiques et psychologiques) a fait d’elle une femme repliée sur elle-même, refusant le contact physique et profondément misanthrope. Tout un programme dès lors qu’on travaille dans les relations diplomatiques…

Les quatre nouvelles, dont trois d’entre elles sont écrites à la troisième personne, ont la particularité (à l’exception de l’une d’elles, quoique…) de faire intervenir Andrea Cort alors que les crimes ont déjà été commis, que le criminel a déjà été arrêté voire déjà jugé. Notre enquêtrice ne manquera pourtant pas d’occasions d’aller mettre son nez là où on ne l’attendait pas forcément, et de découvrir les dessous d’évènements plus complexes qu’imaginés de prime abord. Quatre excellents textes, je l’ai déjà dit.

Le roman, quant à lui, écrit à la première personne, est moins surprenant sur la forme, ou disons plus classique. Cette fois Andrea Cort est chargée de trouver le coupable de deux meurtres ayant eu lieu sur une immense station spatiale perdue au milieu de nulle part et construite (de manière très particulière puisque tout ou presque y est inversé : l’atmosphère et ce qui fait office de soleil sont situés vers le bas, les habitants de cette station vivant dans des hamacs suspendus au-dessus de ce qu’il faut bien appeler le ciel !) par des intelligences artificielles s’étant émancipées de leurs anciens maîtres. Des intelligences artificielles forcément mystérieuses, qui sont présentes partout et ont infiltré tous les secteurs de la diplomatie/économie/société interstellaire et qu’il est donc risqué de se mettre à dos. Andrea Cort a donc pour mission de trouver le coupable, un coupable qui ne doit surtout pas être l’une de ces IA. Une enquête orientée dès le départ donc.

Adam-Troy Castro déroule ensuite son récit de manière très (peut-être un peu trop) classique : présentation du contexte, des enjeux, des protagonistes, etc, au fil des premiers chapitres. A défaut d’être surprenant, le texte a le mérite d’être efficace et entraînant, mais il manque un peu de « l’urgence » des premiers textes. En revanche, il approfondit le contexte général de cet univers de SF, par petites touches, même s’il manque encore bien des détails pour qui voudrait tout connaître de son fonctionnement (les voyages par exemple, qui semblent prendre du temps puisque la technique de la stase semble être utilisée. Mais comment se gèrent une ou des civilisations avec de tels voyages au long cours ? Notamment pour ce qui est des relations diplomatiques qui ont largement le temps d’évoluer entre deux missions… Par ailleurs, il semble que les communication ne subissent pas les mêmes contraintes de temps puisqu’elles semblent être plus rapides que la lumière : des messages s’échangent en quelques heures ou jours alors que la station est située à une vingtaine d’années-lumière du monde habité le plus proche…). Des points de world-building qui mériteraient un éclaircissement mais qui tiennent plus de l’ordre du pinaillage pour moi : je suis bon public, et tout à fait prêt à faire des concessions au réalisme dès lors que l’auteur n’en fait pas son cheval de bataille.

Et puis le roman (qui donne son nom au recueil), en plus d’offrir quelques beaux retournements de situation et d’user de quelques réjouissants « trucs » de SF qui font toujours plaisir aux fans du genre (créatures sentientes créées par des intelligences artificielles, nanomachines, intelligences artificielles rebelles, personnages liés par un lien « télépathico-cybernétique »…), n’a de cesse de faire évoluer son personnage principal. Andrea Cort n’est jamais figée, ni dans ses enquêtes, ni dans ses relations, et la fin du texte nous offre une belle ouverture sur l’avenir d’une héroïne (et d’un cycle) qu’on a hâte de découvrir dans un prochain volume. Ca tombe bien, Albin Michel Imaginaire a déjà prévu la sortie du deuxième tome pour le mois de juin. Rendez-vous est pris ! Et d’ici là, n’oubliez pas de lire le génial texte « Une brève histoire des formes à venir ». C’est très différent mais c’est aussi excellent. Adam-Troy Castro va peut-être enfin percer en France…

 

Lire aussi les avis de Stéphanie Chaptal, François Schnebelen, Yuyine, Artemus Dada, Zina, La Geekosophe

 

  
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