Les langages de Pao, de Jack Vance

Une petite période de creux, un cerveau un peu moins disponible pour des romans nécessitant une concentration certaine, et me voilà parti sur un récit de Jack Vance, promesse d’exotisme et d’évasion (et on le verra plus loi, ce n’est pas toujours le cas, comme ici…). Il ne faut pas y voir un jugement de valeur, je ne dénigre pas cette littérature, bien au contraire, mais il faut aussi savoir adapter ses lectures à son état d’esprit du moment. Alors partons à l’aventure, en se laissant embarquer par un des auteurs maîtres du genre, avec ce roman issu d’un gros recueil publié dans la collection Lunes d’Encre de Denoël, « Les Maîtres des dragons et autres aventures ».

 

Quatrième de couverture (tirée de l’édition Folio SF du roman) :

Lorsque son père est assassiné, Béran Panasper, neuf ans, devient le panarque légitime de la planète Pao. Mais Bustamonte l’évince et tente de le tuer. Le garçon ne doit son salut qu’à l’aide de Palafox, seigneur de la planète Frakha. Les motivations de ce dernier ne sont pas désintéressées, mais Béran n’a pas d’autre choix que de suivre l’éducation dispensée sur la planète de son sauveur.
Pendant ce temps, Pao, planète pacifiste, se laisse envahir par un peuple belliqueux, les Brumbos. Seule solution : remodeler les langages de Pao afin de donner à la population paonaise l’élan guerrier nécessaire à sa survie.
Les langages de Pao est un roman aussi divertissant qu’intelligent. Une preuve supplémentaire du talent incomparable de Jack Vance, un des plus grands maîtres de la science-fiction.

 

Le langage structure la société

Court roman (moins de 200 pages en grand format) paru en VO en 1958, « Les langages de Pao », sous ses abords de pur roman d’aventures, ce qu’il est avant tout, pose des questions très intéressantes sur le langage comme structuration des individus et, à plus grande échelle, de la société. Roman d’aventures avant tout car il s’agit ni plus ni moins pour le jeune (9 ans) héritier du trône de la planète Pao, Béran Panasper, évincé suite aux manigances de son oncle Bustamonte qui prend le titre de Panarque de la planète après l’assassinat du père de Béran, de récupérer son dû.

Exil, apprentissage des codes (et du langage) d’une nouvelle société, retour sur sa planète d’origine, etc…, il n’y a, du côté de l’intrigue, rien de fondamentalement renversant, mais le récit est suffisamment bien mené pour s’avérer rythmé et maintenir l’attention du lecteur. La brièveté du roman n’y est sans doute pas pour rien, Jack Vance prenant le parti de ne jamais s’appesantir sur quoi que ce soit, même sur ses personnages qui n’ont guère d’épaisseur, y compris Béran, le héros du roman, qui manque singulièrement de charisme. Ce n’est clairement pas lui qui porte le roman, on se laisse plus facilement happer par le rythme du récit, qui se déroule sur plusieurs années, et donne au lecteur une belle vue d’ensemble de l’évolution d’une société.

Car c’est bien de cela dont il s’agit, même si là encore on regrettera que Vance, alors que la question est au coeur de son texte, n’en ait pas un peu plus creusé les fondements (malgré quelques exemples donnés tout à fait parlants). Pourtant, c’est sur ce point que le roman doit une bonne partie de son intérêt. Aborder des changements sociétaux en SF dans les années 50 sous un abord socio-linguistique, ce n’est pas si courant, et ça ne l’est pas beaucoup plus aujourd’hui.

Les mots sont des outils. La langue est une structure, et elle définit la façon dont on utilise ces mots-outils.

La planète Pao a ceci de particulier que son peuple, modelé par un langage particulier prônant l’unité et ne connaissant pas l’individualisme, semble quelque peu « apathique », réfractaire à l’innovation comme à la prise de décision. Cela le rend à la fois simple à gouverner tout en limitant le pouvoir de son dirigeant. En revanche, une invasion éclair venue d’une autre planète, même en nette infériorité numérique, est aussi susceptible de la faire chuter facilement et de lui réclamer très régulièrement de colossaux tributs. C’est ce qui arrive sous le règne de Bustamonte, qui se décide alors à demander l’aide des « sorciers » (plutôt scientifiques en réalité) de la planète Frakha, une société hyper-individualiste plus ou moins à l’opposé total de celle de Pao. L’un d’entre eux, Palafox, qui a secouru Béran avant que Bustamonte ne l’élimine, a un plan, pour la planète Pao comme pour lui-même. Et cela passe par un remodelage de la langue de Pao, qu’il modifiera pour créer plusieurs dialectes à même de transformer les modes de pensée de ses pratiquants (un travail de fond sur au moins une génération bien sûr) et, in fine, de changer la société : industrie, commerce et armements deviennent une réalité sur Pao.

Toutes ces langues s’appuieront sur la sémantique. Pour les militaires, « un homme qui réussit » sera synonyme de « vainqueur dans un violent combat »; pour les industriels, de « fabricant infaillible »; pour les commerçants, de « vendeur irrésistible ». De telles empreintes s’insinueront dans chacun de ces idiomes. Bien entendu, l’effet ne sera pas le même sur chaque individu, mais l’action sur la masse devrait être décisive.

Et au milieu de tout ça, il y a Béran, qui souhaite retrouver sa planète, mais qui a vécu des années sur Frakha, a appris sa langue, et voit donc les deux extrémités du spectre. De quoi, peut-être, mettre en place « le meilleur des deux mondes », à moins qu’il ne se fasse emporter par les aléas de l’Histoire…

Individualité et communautarisme, tradition et modernité, langage structurant les individus, la pensée et la société, allant même jusqu’à jouer un rôle dans la façon subjective d’aborder la réalité, « Les langages de Pao » pose bien des questions pertinentes, et si Jack Vance préfère se concentrer sur le côté aventures du récit, c’est bien le fond du roman qui fait de lui un texte intéressant, quand bien même ses défauts restent bien présents (personnages falots, intrigue convenue, et un exotisme attendu aux abonnés absents tant Pao n’est qu’assez peu décrite et pas spécialement exotique tandis que Frakha, planète rocailleuse et montagneuse sans arbres ni océans, ne fait pas du tout rêver…).

On ne mettra donc pas « Les langages de Pao » dans la catégorie des chefs d’oeuvre, mais ce n’est pas une raison pour l’oublier puisqu’il a quelques atouts dans sa manche à même de contenter un certain lectorat apte à passer au-delà de ses défauts et d’une SF qui, par moment, accuse un peu son âge. Mais soyons clair : ça se laisse lire avec plaisir, le temps de quelques heures.

 

Lire aussi les avis de Baroona, Efelle, Nebal, Biblioblog, Culture-SF, Manu B., Vicklay, Stéphane Pons.

 

  
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