Eriophora, de Peter Watts

Peter Watts m’avait fait forte impression avec son recueil « Au-delà du gouffre ». Dans le petit monde des auteurs vraiment hard-SF, il fait incontestablement partie des grands. La lecture de ses textes est parfois exigeante c’est vrai, mais l’effort qu’il demande est bien souvent récompensé par des idées et un sense of wonder impressionnants. Avec « Eriophora », grosse novella d’un peu plus de 200 pages (Watts insiste bien sur le fait qu’il s’agit bien d’une novella), il revient dans un univers qu’il avait déjà commencé à explorer avec trois excellentes nouvelles présentes dans le recueil mentionné plus haut. Et là, il va aller beaucoup plus loin.

 

Quatrième de couverture :

Ils sont trente mille.
Ils voyagent depuis soixante millions d’années.
Leur mission : déverrouiller la porte des étoiles…

Avez-vous jamais pensé à eux ?

Aux Progéniteurs, aux Précurseurs — qu’importe le nom que vous leur avez choisi cette semaine —, ces dieux anciens disparus qui ont laissé derrière eux leurs portails et leurs autoroutes galactiques pour votre plaisir ? Avez-vous jamais cessé de vous demander ce qu’ils ont vécu ?

Pas d’hyperespace de seconde main pour eux. Pas d’épaules de géant sur lesquelles se dresser. Ils rampent à travers la galaxie, pareils à des fourmis, en sommeil pendant des millénaires, se réveillant juste assez longtemps pour lancer un chantier d’un système solaire à l’autre. Ils vivent au fil d’instants répartis le long des millions d’années, au service d’ancêtres morts depuis une éternité, pour des descendants n’ayant plus rien de commun avec eux. À vrai dire, ce ne sont pas des dieux mais des ouvriers, des hommes des cavernes vivant dans des astéroïdes évidés, lancés dans une mission sans fin pour étendre un empire posthumain qui ne répond même plus à leurs appels…

 

Une mission sans fin

Vertigineux « Eriophora » ! Imaginez un vaisseau spatial (qui donne son nom au texte) qui n’est rien d’autre qu’un gros astéroïde d’une soixantaine de kilomètres de diamètre propulsé grâce à une singularité (un trou noir) nichée en son centre (ça ne sort pas de nulle part, Peter Watts s’est sérieusement documenté), creusé pour y abriter 30 000 personnes supervisées par une Intelligence Artificielle chargée d’accomplir la mission qui lui a été fixée lors du lancement du vaisseau au XXIIe siècle, à savoir la construction de portails (trous de ver) permettant à l’humanité de voyager à travers toute la galaxie. L’équipage du vaisseau, la plupart du temps en sommeil prolongé, n’est réveillé (seulement quelques personnes à la fois, et durant quelques jours) que lorsque l’IA du vaisseau rencontre des difficultés durant un chantier de construction. Lorsque le roman débute, le vaisseau a accomplit 32 tours de la galaxie et construit 100 000 portails durant cette mission qui a duré… 66 millions d’années, rien que ça, et qui se poursuit toujours.

Enorme donc, démesuré « Eriophora », un sense of wonder au top, pour un texte qui ne se contente pas d’accumuler les ordres de grandeur puisqu’il s’intéresse principalement aux passagers du vaisseau qui, au fil de leurs réveils, commencent, du moins pour certains d’entre eux, à pressentir que quelque chose ne tourne pas rond avec cette IA qui priorise la mission avant tout le reste, et qui potentiellement se sert de l’équipage comme d’une variable d’ajustement. Mais cette mission, dont les concepteurs ont disparu depuis bien longtemps, aura-t-elle une fin, alors qu’au fil des chantiers, les « ouvriers » ont été témoin du passage d’étranges, terrifiantes et absolument non-humaines créatures ? A moins que ces créatures n’aient été des post-humains, une humanité dont l’évolution la rend totalement étrangère aux voyageurs peuplant l’Eriophora, partis au XXIIe siècle, des hommes de Néanderthal pour pour leurs lointains cousins du futur  ? Car après 66 millions d’années, qu’est devenue l’humanité ? Et quel serait le signal de la fin de mission ?

C’est dans ce contexte, qui m’a totalement émerveillé (oui j’accumule les superlatifs dans cet article, mais franchement comment faire autrement alors que cette novella m’a passionné tout au long de ma lecture ?), que quelques membres d’équipage vont tenter de reprendre la main sur le vaisseau. Mais comment faire, comment s’organiser alors que l’IA surveille tout, que plusieurs millénaires peuvent séparer deux phases de réveil ne durant que quelques jours, et que les mutins ne sont pas toujours actifs en même temps ?

« Eriophora » appartient à un univers que Peter Watts a déjà commencé à explorer avec trois nouvelles au sommaire du recueil « Au-delà du gouffre » : « L’île », « Eclat » et « Géantes »., dont deux d’entre elles mettent déjà en scène Sunday Azhmundin, principal personnage de « Eriophora » qui a noué une relation particulière avec l’IA du vaisseau et qui se retrouve donc de fait dans une situation délicate. Trois nouvelles déjà lues mais que j’ai relues avec grand plaisir avant d’attaquer « Eriophora », pour bien avoir le contexte global en tête. Que l’on se rassure, la novella se lit aussi très bien toute seule, même si connaître les autres textes apporte un petit plus. « Eriophora » est évidemment le gros morceau de cet univers commun à ces quatre textes, et il lui apporte tellement que j’ai à nouveau relu les trois textes après, avec du coup une meilleure vision de la chronologie de ces nouvelles et un éclairage très différent sur certains de leurs aspects (notamment sur le probable narrateur de « Géantes », jamais nommé). Disons qu’il faut lire tous ces textes, quel qu’en soit l’ordre, ils sont de toutes façon tous au minimum très bons.

Bref, sans aller plus loin, vous aurez compris que j’ai totalement adoré ce texte, mené tambours battants et qui offre son lot de sense of wonder démesuré avec son contexte global où tout est complètement over-the-top. Malgré cela, il reste tout à fait accessible (alors que les autres récits de l’auteur ne le sont pas toujours) à condition d’avoir un minimum d’accointances avec la hard-SF (il y a certains phénomènes (astro)physiques un peu « extrêmes », notamment vers la fin). Peter Watts nous gratifie même de quelques petites pointes d’humour ici ou là.

Tout à coup, la révolution était imminente. Nous n’avions plus guère de temps à perdre. Seulement deux cent mille ans.

En « bonus », l’impression en bichromie (c’est comme ça qu’on dit ?) de cette novella offre au lecteur attentif un petit jeu de piste qui n’est pas si anodin que ça puisque d’une part il offre un petit quelque chose en plus (assez renversant encore, la suite, viiiiiite !) et d’autre part il est justifié par la conclusion du récit qui ajoute un élément inattendu et sans doute fondamental au contexte du vaisseau, à même de rebattre une parties des cartes abattues jusqu’ici, et qui offre de superbes perspectives pour de prochains textes dans le même univers.

Avec une traduction nickel de Gilles Goullet, des illustrations intérieures de Cédric Bucaille et une magistrale couverture de Manchu qui s’étale en quatrième et sur les rabats, « Eriophora » est un must absolu du genre space-opera de hard-SF. Superbe !

 

Lire aussi les avis de Feyd-Rautha, Gromovar, Lutin, Lune, Nicolas, Stéphanie Chaptal, Soleil Vert, Yogo, Le Chien critique, Tampopo24, Gepe, Nicolas Stetenfeld, Sylvain Bonnet, Mureliane, François Schnebelen, OmbreBones

Critique écrite dans le cadre du challenge « #ProjetOmbre » de OmbreBones.

 

  
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