La Brigade Chimérique, de Serge Lehman, Fabrice Colin, Gess et Céline Bessonneau

Posted on 25 janvier 2022
Avec l’arrivée depuis début janvier du nouveau gros volume de « La Brigade Chimérique », nommé « Ultime Renaisance », je n’ai pas pu m’empêcher de relire la BD originale, ce chef d’oeuvre paru en 2009-2010 avant de se voir regrouper en intégrale en 2012. Je n’en avais pas parlé sur ce blog à l’époque, il est donc plus que temps de remédier à cet affront.

 

Quatrième de couverture :

Ils sont nés sur les champs de bataille de 14-18, dans le souffle des gaz et des armes à rayons X. Ils ont pris le contrôle des grandes capitales européennes. Par-delà le bien et le mal. Les feuilletonistes ont fait d’eux des icônes. Les scientifiques sont fascinés par leurs pouvoirs. Pourtant, au centre du vieux continent, une menace se profile, qui risque d’effacer jusqu’au souvenir de leur existence.

 

La fin des super-héros européens

Oui donc chef d’oeuvre disais-je. Il n’y a guère d’autre mot pour décrire cette BD. Intelligente, érudite, très référencée, jouant sur (et liant) deux tableaux (le monde que décrit la BD, dans lequel les super-héros européens sont bien vivants, et notre monde à nous dans lequel ils ne sont « que » littéraires) tout en donnant une explication métaphorique (mais pas que) sur le pourquoi de la disparition de ces super-héros européens au profit des américains après la deuxième guerre mondiale, faisant in fine fusionner ces deux mondes, c’est à se pâmer d’admiration. Il y a certainement eu un alignement des astres pour qu’une telle chose puisse exister, je ne vois pas d’autre explication.

Quoique. Peut-être que la volonté de Serge Lehman de vouloir réhabiliter ces surhommes (et surfemmes même si le mot est moche) et par extension tout ce merveilleux-scientifique français du début du XXème siècle y est pour beaucoup. Peut-être que l’apport de Fabrice Colin, pour cadrer le scénario et ne pas que l’ami Lehman parte en live par excès d’enthousiasme est plus qu’important. Peut-être que les dessins de Gess, même s’il ne mettent pas tout le monde d’accord, finissent par montrer toute l’étendue du talent d’un Mike Mignola français ? Peut-être que la colorisation de Céline Bessonneau est parfaitement dans le ton d’un récit qui sait se faire tout à tour coloré et vivant aussi bien que sombre et se dirigeant vers des âges obscurs ? Allez savoir. Mais le résultat est là : « La Brigade Chimérique » est une oeuvre qui impose le respect.

 

   

 

Revenons brièvement sur l’intrigue de la BD. Nous sommes en 1938, au sein d’une Europe qui se crispe et se dirige inexorablement vers la guerre. Une Europe divisée dans laquelle les super-héros, issus des tranchées bombardées par les armes chimiques durant la première guerre mondiale, existent réellement et occupent une place prépondérante au sein des pouvoirs dirigeants des Etats. Ainsi, le Nyctalope est le justicier en chef de Paris, adoubé par Marie Curie elle-même, peu avant sa mort en 1934. Il y a aussi Andrew Gibberne, fils de John Gibberne, un Flash anglais, mais aussi la Phalange en Espagne, alors que les démocraties en font bien peu pour venir en aide au pays, Gog en Italie et le Docteur Mabuse, maître-hypnotiseur, en Allemagne. En parallèle, le collectif « Nous autres » a pris le pouvoir à Moscou, prône que le seul surhomme qui existe est le genre humain lui-même, de manière globale et commune, et compte sur une armée de mécanoïdes pour faire entendre sa voix, avec à sa tête un Grand Frère (cherchez l’équivalent en langue anglaise… 😉 ) à visage stalinien…

On le voit immédiatement, l’intertextualité entre l’univers de la BD et notre propre histoire est riche, très riche, les croisements et références sont multiples. Et ça va très loin : au-delà de « simples » références clins d’oeil assez typiques de ce que l’on trouve régulièrement dans les récits steampunk (en faisant intervenir des personnages historiques), clins d’oeil qui sont amplement décrits dans un long descriptif à la fin du volume, les auteurs parviennent à opérer une jonction entre le monde de la BD et notre propre monde en faisant des auteurs du « merveilleux-scientifique » de l’époque (J.-H. Rosny aîné, Maurice Renard, Jacques Spitz, Régis Messac et membres du club de l’Hypermonde…) les biographes des super-héros, leurs aventures devenant alors les récits de SF que nous avons la possibilité de lire. On peut voir dans la BD des personnages vivants tels que Sun-Koh, l’homme élastique, les frères Givreuse, Palmyre (et tout un jeu autour de l’autrice Renée Dunan), Félifax et bien d’autres. Quant au devenir de ces super-héros et du pourquoi ils ont sombré dans les limbes de l’histoire, il faudra lire la BD pour le savoir. Mais encore une fois c’est du grand art.

 

   

 

Si on ajoute à ça du Nietzsche (le surhomme évidemment), du Jung, du Kafka (et de quelle manière !), des légendes des tranchées, la rhétorique du surhomme tel qu’utilisé par les nazis, la personnification des dictateurs de l’époque à travers des « super-vilains » jusqu’à une conclusion absolument brillante et terrible qui me procure toujours un choc de terreur devant ce qui arrive et d’émerveillement devant l’éclatant talent des auteurs pour avoir mis en scène une telle merveille de narration, n’en jetez plus, la messe est dite.

Pas besoin d’en faire des tonnes, vous l’aurez compris, je vous un culte absolu à « La Brigade Chimérique », autant récit hommage que réflexion sur le genre et son histoire, une BD à lire absolument, aussi bien par les amateurs de « merveilleux-scientifique » (qui se régaleront des multiples références disséminées dans le récit) que par les fans de SF qui trouveront là, au-delà de l’intrigue, une véritable réflexion (à la valeur d’un vrai essai) sur les raisons de la disparition des super-héros européens. Et par tous les autres aussi à vrai dire, il n’y a pas de raison de se priver, malgré peut-être une approche un peu délicate pour les non-inités. Quant à moi, je dois dire que ma relecture aura été encore meilleure que ma première lecture de ce chef d’oeuvre. Je n’ai maintenant qu’une hâte : me plonger dans la suite, « Ultime renaissance ».

 

  
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