Iliade, de Homère

Bon, alors comment dire… Monument parmi les monuments, poème fondateur de ce qui deviendra la littérature, je n’avais pourtant jamais lu « L’Iliade »… Certes, j’en connaissais les grandes lignes, mais sans jamais avoir goûté la poésie homérique en la lisant « dans le texte ». Un trou béant dans ma culture personnelle, désormais comblé, et avec bonheur !

 

Quatrième de couverture :

« Il m’est difficile de montrer tout cela comme si j’étais un dieu », écrit Homère. Et pourtant. Voici le texte fondateur de toute la poésie épique occidentale et, plus encore, de toute littérature qui se veut poésie. Le récit transcende son sujet même : l’affrontement des Troyens et des Achéens, menés par les héros Hector et Achille, sous la tutelle des dieux. C’est qu’il exprime l’essence des passions humaines (la colère, la jalousie, l’envie), des conflits, de l’amitié, de l’héroïsme. C’est qu’il dit, de manière universelle, la peur et le courage face à la mort.

« Zeus père, sauve du brouillard les fils des Achéens.
Rends-nous le grand jour, donne à nos yeux de voir.
Fais-nous mourir, puisqu’il te plaît, mais dans la lumière. »
Chant XVII

 

Homère m’a tuer ? 

L’idée me trottait dans la tête depuis un moment, lassé de découvrir d’innombrables liens avec cette oeuvre fondatrice au fil de mes lectures, sans jamais en avoir abordé la source. Mais une chose me bloquait jusqu’ici : le choix de la traduction. Car elles sont innombrables concernant les deux oeuvres majeurs d’Homère, « L’Iliade » et « L’Odyssée » : 17 pour la première (dont 6 au XXe siècle et déjà 3 pour le XXIe !), 23 pour la seconde. Toutes ont leurs spécificités, leurs styles, leurs approches. Et sans doute leur public. Restait à savoir laquelle me conviendrait. Alors j’ai comparé, livres en main quand je le pouvais, plus souvent sur internet avec des extraits. Et je me suis documenté, sur les choix opérés par chaque traducteur ou traductrice. Je voulais privilégier une traduction récente car on le sait les traductions vieillissent, parfois mal.

Le choix est complexe. « L’Iliade » et « L’Odyssée » sont des poèmes vieux de 2800 ans, rédigés (sans support écrit, l’oral prévalait alors, les récits n’ayant été fixés à l’écrit que 200 ans après leur composition) dans une langue déjà archaïque à l’époque, composés en vers bien spécifiques (les hexamètres dactyliques, plus de 15000 vers pour « L’Iliade », 12000 pour « L’Odyssée », assemblés en 24 chants dans les deux cas), avec une métrique très particulière (faite de syllabes longues ou courtes, un vers étant composé de 12 à 17 syllabes), adaptée au grec ancien mais beaucoup moins au français moderne. A moins que… Car Philippe Brunet s’est mis en tête de rendre l’hexamètre grec en hexamètre français. Le résultat, publié en 2010, est intéressant mais à l’évidence il est fait pour être chanté, scandé (comme le texte original de Homère donc). Avec, si on veut respecter la prosodie grecque et son adaptation en français, un respect des intonations (hauteurs, durées, accents) qui n’est pas tout à fait naturelle pour nous français (il faut par exemple systématiquement accentuer la première syllabe d’un vers, essayez et vous verrez que ça n’a rien de naturel en français…). Un travail d’érudit mais qui n’est peut-être pas fait pour une première approche si on n’a pas l’intention de scander le texte à haute voix, avec l’impression de ne pas pouvoir profiter de tout ce que cette traduction a à offrir.

On trouve aussi, de manière plus facile à aborder, des traductions en prose, une prose qui cache parfois des alexandrins blancs (donc non rimés) que la typographie efface mais qui donnent un rythme au texte, en lui offrant un certain lustre classique puisque quand on aborde la poésie en français, l’alexandrin est un peu le vers « ultime ». Mais, s’agissant d’un poème, je voulais lire « L’Iliade » sous forme de poème. Donc en vers véritables. Frédéric Mugler, en 1989, a opté pour des vers de quatorze pieds, donnant suffisamment de place au texte pour s’exprimer mais n’offrant pas la rythmique des alexandrins.

J’ai donc préféré couper la poire en deux en me dirigeant vers la traduction de Jean-Louis Backès chez Folio/Gallimard, faite de vers libres à la métrique syllabique variable (un peu comme l’hexamètre d’Homère, même si la métrique n’est pas « comptée » de la même manière). On y perd sans doute en rythme, mais le texte colle plus au récit grec, sans chercher à l’engoncer dans une métrique stricte pour laquelle il n’est pas fait et en gardant par ailleurs ses spécificités, notamment les rejets (groupe de mots placé en fin de vers et complété par un autre groupe de mots placé au début du vers suivant). Ça ne fluidifie certes pas la lecture mais cela lui donne un charme certain. Question de choix donc, chacun trouvera sans doute chaussure à son pied en fonction de ses attentes (rythmique, mouvement, « musique » du texte, précision de la traduction, modernité, niveau de langue, etc…), mais au prix peut-être d’une recherche personnelle qui peut prendre du temps (mais il y a aussi moyen de tester facilement, même si toutes les traductions ne sont pas disponibles, grâce aux efforts d’archivage de certains).

Tout cela est bien joli, mais le texte alors, ça donne quoi ? Hé bien, c’est pas compliqué, il suffit d’aller sur Wikipédia ! 😀 Après tout, il y est entièrement résumé, les personnages y sont détaillés, et on trouvera facilement maintes analyses sur le web. Moi, tout ce que je peux dire c’est que ce n’est pas une lecture « facile » (du point de vue de la langue, du style) mais que je l’ai vraiment appréciée. Tout ce qui définit l’épique, l’épopée, y est : l’amour, la colère, la bravoure, l’héroïsme, la mort, le deuil, les combats, la violence. De ce point de vue, Homère est tout, et rien n’a été inventé depuis.

Certes, il y a des moments moins « intéressants », des longueurs, comme le fameux « catalogue des vaisseaux » du chant II, fait d’une longue liste de personnages avec leur origine géographique et leur généalogie, mais cela fait indéniablement partie du mythe et a sans doute contribué à son édification.

Pour le reste,  si on parvient à passer outre les personnages tellement nombreux qu’on s’y perd (la plupart d’entre eux ne faisant qu’une courte apparition) pour se focaliser sur le coeur de « L’Iliade », c’est à dire la colère d’Achille et le chant de mort qu’elle entraîne, avec des moments de grâce comme les adieux d’Hector et Andromaque ou la supplication de Priam auprès d’Achille, des moments terribles comme le sort que réserve l’orgueilleux Achille au corps d’Hector, des moments épiques (qui n’ont rien à envier de ce point de vue à la littérature moderne, en dehors du style bien sûr) comme les aristies de Diomède, Hector ou Achille, des moments « divins » comme les nombreuses interventions des dieux de l’Olympe qui ont chacun leur champion ou leur préférence entre Achéens et Troyens (pour des raisons pas toujours explicitées d’ailleurs, puisque Homère (si tant est qu’il ait existé) prenait pour acquis que son auditoire connaissait le contexte de son Iliade, qui n’était d’ailleurs qu’une partie d’un plus vaste cycle troyen), des moments de bravoure, des moments sanglants.

Allez, je ne peux résister à quelques citations qui envoient du lourd côté épique !

Cliquez pour admirer !
Les Troyens chargèrent, tous ensemble. Hector, en tête,
Fonçait tout droit, comme un rocher qui roule d’une falaise ;
Le fleuve, en hiver, l’a fait tomber de la crête,
En ravinant, gonflé de pluie, la base de la falaise altière ;
La pierre bondit, elle vole, fait résonner
La forêt, toujours, sans rien qui la gêne, jusqu’à
La plaine, et là, malgré son élan, elle ne bouge plus.
Ainsi Hector menaçait d’abord d’aller jusqu’à la mer
En traversant les tentes et les bateaux des Achéens,
En tuant tout ; mais quand il s’est heurté à la phalange,
Il s’est arrêté, bloqué. En face, les fils des Achéens,
Pointant de l’épée et de la lance double,
Le chassèrent devant eux ; lui, repoussé, il fit retraite.
Il cria aux Troyens, d’une voix qui portait loin :
« Troyens, Lyciens, Dardaniens qui préférez le corps à corps,
Tenez bon; les Achéens ne résisteront pas longtemps;
Ils se sont rangés pour former comme une tour,
Mais nos lances, je crois, les feront céder, s’il est vrai que me pousse
Le meilleur des dieux (sa voix porte loin), l’époux d’Héra. »
Cliquez encore !
Ce disant, il blessa Dryops d’un javelot dans la gorge.
L’homme tomba à ses pieds. Il le laissa là.
Dèmoukhos Phylétoride, grand et fort,
Il l’immobilisa d’un coup de lance au genou.
Ensuite, Le frappant de sa grande épée, il lui prit la vie.
Laogonos et Dardanos, les fils de Bias,
Fonçant sur eux, il les jeta à bas de leur char,
Frappa l’un de la lance et l’autre, plus près, de l’épée.
Trôs Alastoride s’approcha de ses genoux.
II l’épargnerait peut-être, il le laisserait vivre.
Il aurait pitié de son âge, il ne le tuerait pas.
Naïf, il ne savait pas qu’il ne pourrait pas le convaincre,
Car ce n’était pas un homme au coeur doux, aux pensées aimables,
Mais un furieux. L’autre, de ses mains, touchait ses genoux
En suppliant. Le coutelas le frappa au foie.
Le foie arraché, un sang noir
Inonda le ventre. L’ombre voila ses yeux,
La vie s’enfuyait. Il frappa Moulios
Avec sa lance sur l’oreille ; la pointe de bronze ressortit
Par l’autre oreille. Il frappa Ekhéklos fils d’Agénor
Au milieu de la tête avec l’épée à belle poignée.
L’épée fut toute chaude de sang. L’autre, ses yeux,
La mort pourpre les prit et le sort plus puissant.
Puis Deukaliôn, là où se joignent les tendons
Du coude, il le toucha, traversa le bras
Avec la pointe de bronze. L’autre resta là, la main lourde,
Regardant sa mort. Lui, d’un coup d’épée à la nuque,
Lança loin la tête avec le casque ; la moelle
Jaillit des vertèbres ; l’homme tomba de tout son long par terre.
Lui, alors, il marcha contre le vaillant fils de Peirôs,
Rhigmos, qui venait de la Thrace plantureuse.
La lance le frappa à la ceinture, le bronze entra dans le ventre.
Il le jeta à bas de son char. Arèithoos, le serviteur,
Qui faisait tourner les chevaux, de sa lance pointue il le frappa
Dans le dos, le fit tomber du char ; les chevaux s’emballèrent.

Comme un feu merveilleux ravage les vallées profondes,
D’une montagne sèche, et la forêt profonde brûle,
Partout avivant la flamme le vent tournoie ;
Ainsi partout il allait avec sa lance comme un mauvais génie,
Poursuivant et tuant. La terre noire ruisselait de sang.
Comme on joint sous le joug des boeufs au large front,
Pour écraser le blé blanc sur une aire bien assise,
Bientôt les grains sont décortiqués sous les pieds des bêtes qui mugissent ;
Ainsi sous Achille au grand cœur les chevaux au sabot lourd
Écrasaient cadavres et boucliers ; l’essieu entier
Était plein de sang et les parois du char,
Le harnais des chevaux projetaient des gouttes,
Et les jantes ; il allait recueillant la gloire,
Le Pélide, et souillait de sang ses mains invincibles.

Et puis il y a le style d’Homère. Là aussi je pourrai dire que maintenant je sais. Les épithètes homériques (Achille Pieds-Rapides, Apollon Flèche-Lointaine, Héra Oeil de Vache, Idoménée Lance de Gloire…) ou bien les fameuses comparaisons (à des éléments de la nature, des phénomènes météorologiques, des animaux…) dont on voit quelques exemples dans les citations ci-dessus, les expressions toutes faites et répétées (« l’ombre voila ses yeux »…), les périphrases, tout cela c’est Homère. Je ne m’étendrai pas plus sur ces points, qui ont fait l’objet de nombreuses études et sur lesquels je n’aurais pas la prétention d’avoir quelque chose à ajouter.

Sans doute que, de par son style, « L’Iliade » peut ne pas convenir à tout le monde (après tout, on n’est pas obligé de tout apprécier, même les oeuvres les plus connues et saluées), mais il s’agit tout de même d’un texte qui se dirige tranquillement vers les 3000 ans d’âge… Ce sentiment d’étrangeté qui peut étreindre le lecteur devant le comportement des personnages parfois outranciers (ce sont quand même de sacrées brutes, Achille n’hésite pas à sacrifier une douzaine d’adolescents troyens en hommage à son défunt ami Patrocle…) et un brin monolithiques (la notion de psychologie des personnages n’existait pas, ceux-ci servant plutôt d’archétypes) n’a donc rien de surprenant et il faut se laisser porter ou tenter de se replacer à une époque où les valeurs n’étaient pas les mêmes (de la même manière que pour les sagas islandaises).

« L’Iliade » (ou « Iliade » comme il est question dans cette version Folio) est donc un chant de guerre, un chant de mort, porté par l’orgueil d’un homme fils de déesse que son inaction et sa suffisance conduisent au drame, que l’évolution de ses sentiments conduisent… au drame également, avant un certain apaisement. Une vision épique d’un morceau de la célèbre Guerre de Troie (n’y chercher pas l’enlèvement d’Hélène, le cheval de Troie ou la chute de la cité, ils n’y sont pas, « L’Iliade », qui débute plus de neuf ans après le début de la guerre, ne raconte que la colère d’Achille et se termine aux funérailles d’Hector après quelques jours de combat), pleine de bruit et de fureur, dont la lecture m’a procuré un vif plaisir et que finalement je suis heureux de ne découvrir que tardivement, pour en profiter pleinement une fois le bon moment venu, plutôt que d’y peiner dans un cadre scolaire. Aucun doute, je lirai « L’Odyssée » (pour laquelle se pose aussi la question de la traduction…).

Et allez, en bonus, encore quelques citations, pour le plaisir.

Bonus track 1
Comme la race des feuilles est la race des hommes.
Les feuilles, le vent les porte à terre, mais la forêt féconde
En produit d’autres, et le printemps revient.
Ainsi des hommes : une race naît, une autre cesse d’être.
Bonus track 2
Comme un pavot, dans un jardin, penche la tête,
Alourdi par son fruit et les pluies du printemps,
Ainsi il pencha sa tête qu’alourdissait le casque.
Bonus track 3
De même qu’entre lions et hommes il n’y a pas de serment,
Que loups et agneaux n’ont pas le coeur à l’unisson,
Mais qu’ils ne cessent de se détester les uns les autres,
De même toi et moi nous ne pouvons nous aimer. Pour nous pas
De serment avant que l’un de nous, en tombant,
Ne saoule de sang Arès, le guerrier au dur bouclier.
Bonus track 4
« Souviens-toi de ton père, Achille à visage de dieu.
Il a mon âge, il est sur le seuil de la vieillesse.
Et si ceux qui habitent son voisinage
Veulent le harceler, pour le défendre il n’a personne,
Mais, s’il entend dire que tu es en vie,
Il a joie en son coeur. Chaque jour il espère
Voir son fils revenir de Troie.
Moi, malheureux jusqu’au bout, j’ai eu des fils, les meilleurs,
Dans Troie la grande. Il ne m’en reste plus, je le dis.
Ils étaient cinquante, quand sont venus les fils des Achéens.
Dix-neuf venaient du même ventre.
Les autres sont nés pour moi de femmes du palais.
De beaucoup d’entre eux, le violent Arès a défait les genoux.
Il en était un qui défendait la ville et nous tous.
L’autre jour tu l’as tué. Il se battait pour son pays,
Hector. C’est pour lui que je viens vers les bateaux achéens,
Pour le délivrer. Je t’apporte une énorme rançon.
Respecte les dieux, Achille, aie pitié de moi.
Souviens-toi de ton père. Je suis plus à plaindre.
J’ai souffert plus que tout autre homme sur la terre.
J’ai porté à ma bouche la main qui a tué mon enfant. »

 

  
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