J.R.R. Tolkien, une biographie, de Humphrey Carpenter

Quitte à relire du J.R.R Tolkien et à s’intéresser de plus près à son oeuvre, ses influences, ses sources, via notamment un long essai très instructif (« Tolkien, auteur du siècle » par Tom Shippey), autant mieux connaître l’homme qui se cache derrière l’auteur. Rien de mieux pour cela qu’une biographie, surtout quand celle-ci fait autorité. C’est le cas de « J.R.R Tolkien, une biographie », écrite par Humphrey Carpenter.

 

Quatrième de couverture :

Né en 1892 en Afrique du Sud, l’éblouissant, le « wonderful » J.R.R. Tolkien a grandi dans les faubourgs de Birmingham et étudié à Oxford pour devenir l’un des meilleurs linguistes de son époque. Mais la biographie de cet homme discret se cache dans le royaume imaginaire qu’il allait inventer…

Tolkien demeure à jamais dans ce pays de merveilles de la Terre du Milieu, parmi le peuple effacé et très ancien des Hobbits qui nous ressemble tant. Dans cette œuvre enchantée, objet d’un culte jaloux au départ, qui compterait un jour des millions de fidèles et d’initiés partout dans le monde. Dans un passé lointain de rêve, un conte de fées ou de fantasy.

Voici l’histoire d’un enchanteur, Merlin des temps modernes, créateur d’une épopée mythologique d’une éclatante poésie.

 

Passionnante biographie d’un homme aussi ordinaire qu’extraordinaire

Comment aborder la vie d’un homme qu’on imagine emplie de découvertes, de voyages, de rencontres, un homme à l’imagination débordante forcément nourrie de toutes ces choses qui lui ont permis de donner naissance à l’une des plus illustres sagas de la littérature ? Tout simplement en l’abordant sans a priori, frontalement, factuellement. Ce qui permet, comme le fait ici Humphrey Carpenter, de balayer les idées reçues. Car non, J.R.R. Tolkien n’a pas vu mille contrées, n’a pas sillonné les musées du monde entier ou que sais-je encore. Non pas que cela soit une surprise pour moi qui ai plongé dans l’oeuvre de l’auteur depuis une trentaine d’années maintenant, mais il faut que les choses soient claires, d’autant qu’elles tranchent avec l’apparente exigence demandée par l’incroyable cohérence et consistance du monde qu’il a créé de A à Z. Mais chez Tolkien, tout se passait dans la tête.

Une tête par ailleurs bien faite, lui qui a commencé (sous l’impulsion de sa mère Mabel) à tâter des langues étrangères (latin, allemand, français) avant ses dix ans, lui qui apprend rapidement la calligraphie, lui qui écrit également très tôt ses premières histoires. Plusieurs déménagements, une vie assez chiche et la perte très précoce de ses parents (son père alors qu’il avait tout juste quatre ans, sa mère quand il n’en avait que douze) ne vont pas l’empêcher de mener une très bonne scolarité (tout en ayant une vie sociale active, notamment en fondant avec ses meilleurs amis le T.C.B.S. (acronyme du Tea Club and Barrovian Society, sorte de club d’amis prenant leur thé au Barrow’s Store) lui permettant d’entrer à l’université d’Oxford en 1911, et de rencontrer en 1908 celle qui deviendra son épouse, Edith Bratt.

Un amour contrarié par le tuteur de Tolkien, le père Francis Morgan, qui s’oppose à cette relation (mais s’arrêter sur ce fait ne permet pas de juger pleinement de l’importance de Francis Morgan sur la vie de Tolkien et de l’amour que le futur auteur lui vouait), mais qui n’aura au final guère de conséquence puisque le jeune J.R.R. demandera Edith en mariage dès le jour de sa majorité, en 1913. Puis vient la guerre, un élément forcément marquant de la vie de Tolkien, qui ira au front dans les tranchées de la Somme durant plusieurs mois en 1916, non sans s’être marié avec Edith, par précaution, quelques mois auparavant. Une guerre qui le verra perdre bon nombre de ses plus chers amis (dont deux des membres du T.C.B.S., Robert Gilson et Geoffrey Bache Smith, dont les tombes sont visibles dans des cimetières militaires de la Somme et du Pas-de-Calais) et qui le confrontera aux horreurs qu’elle engendre. Victime de la fièvre des tranchées, Tolkien rentre en Angleterre fin 1916, puis passe plusieurs mois entre hôpitaux et camps militaires sur l’île britannique. Son premier fils John naît en 1917.

Après la guerre, Tolkien trouve un poste à l’université de Leeds, où il produit quelques travaux académiques longtemps restés des références dans leur domaine, avant de la quitter pour celle d’Oxford en 1925 en tant que professeur de vieil anglais. Après quoi, comme le dit Humphrey Carpenter :

(…) il ne se passa vraiment plus rien. Tolkien rentra à Oxford, fut professeur d’anglo-saxon aux collèges de Rawlinson et de Bosworth pendant vingt ans ; fut ensuite élu professeur de langue et de littérature anglaise à Merton ; s’installa dans une banlieue d’Oxford très conventionnelle où il passa le début de se retraite ; déménagea dans une ville quelconque du bord de mer ; retourna à Oxford après la mort de sa femme ; et mourut paisiblement à l’âge de quatre-vingt-un ans.

Humphrey Carpenter résume bien sûr à gros traits, volontairement, mais l’idée est là : Tolkien est devenu un homme bien rangé, bien sous tous rapports, à la vie bien réglée et qu’on ne saurait manquer de qualifier, sinon d’ennuyeuse, au minimum de pas bien passionnante pour un homme qui a su développer un tel imaginaire. L’auteur de la biographie poursuit d’ailleurs sa démonstration avec la description, fictive mais censée être représentative, d’une journée-type de Tolkien. Sauf que…

Car durant toutes ces années, le professeur d’anglo-saxon n’a cessé d’écrire. Depuis 1916-1917, années qui l’ont vu entamer « Le Livre des Contes Perdus », sorte de premier jet de ce qui deviendra bien des années plus tard et sous l’égide de Christopher Tolkien puisque après la mort de son père, « Le Silmarillion ». « Le Livre des Contes Perdus » n’avait alors pas l’ampleur et l’ambition (bien que dès le départ émerge le souhait d’écrire une mythologie pour l’Angleterre, mêlant pour cela monde primaire et monde secondaire) qu’a pris « Le Silmarillion » par la suite, et Tolkien ne savait alors sans doute pas où tout cela allait l’emmener.

Plusieurs choses transparaissent dans cette biographie. D’une part, Tolkien a rapidement été très pris par son métier d’enseignant, un métier qui lui demandait par ailleurs, au-delà du « simple » fait de donner des cours, de publier et de faire avancer son domaine de recherche (rappelons que Tolkien maitrisait de nombreuses langues et étudiait moults textes anciens). D’autre part, une surprenante forme de désorganisation dans son travail, personnel comme professionnel. Tolkien a relativement peu publié sur le plan professionnel, même si certaines de ses publications ont longtemps fait autorité. Mais surtout, il a abandonné un nombre de projets impressionnant, tout autant qu’il n’a eu de cesse de revenir et revenir encore sur ses récits personnels, avec un perfectionnisme qui tend même vers une forme de pinaillage contre-productif (même s’il faut bien prendre en compte l’incroyable complexité du monde qu’il a édifié au fil des années) qu’il admettait d’ailleurs bien volontiers, et possiblement allégorisé par la nouvelle « Feuille, de Niggle » (même si Tolkien abhorrait les allégories…).

Et donc tout cela (en plus de sa riche vie sociale) a « mangé » son temps, et la biographie signée Humphrey Carpenter le montre bien, tout autant qu’elle aborde clairement ce qui, désormais, appartient à l’Histoire : l’écriture du « Hobbit », sa parution inattendue (le récit étant au départ destiné aux enfants de Tolkien), son intégration dans le monde plus vaste de la Terre du Milieu, le développement de celle-ci, puis la suite demandée par son éditeur, une suite qui paraîtra 17 ans après « Le Hobbit », dans un style bien différent…

Prenant également le temps de s’arrêter sur la vie personnelle de l’auteur, la biographie ne fait pas l’impasse sur les Inklings, la relation J.R.R. TolkienC.S. Lewis, et le rapport entre Tolkien et son épouse Edith. Un rapport particulier là encore, peut-être partagé entre un amour profond (leurs tombes respectives sont ornées des noms Beren et Lúthien, un aspect très significatif de leur amour qui fait évidemment référence à l’une des plus belles histoires imaginées par Tolkien) et les nombreuses concessions faites par Edith (qui a, entre autres choses, abandonné sa passion du piano), sans doute le fruit d’une époque, et dont Tolkien avait certainement conscience, lui qui a, sur la fin de leur vie, donner la priorité au bien-être et au bonheur de son épouse plutôt qu’au sien et à ses écrits.

Il y aurait encore beaucoup à dire tant cette biographie s’avère dense en informations. Ecrite comme un roman (et donc lisible par tous, bien au-delà du cercle des fans absolus de Tolkien), posant les bases de la vie de Tolkien puis les prémisses de son grand oeuvre avant de basculer vers le succès éditorial en s’appuyant sur tout ce qui a été vu avant, évitant les traditionnels déluges de dates et de notes de bas de page (mais possédant un index bien pratique pour des consultations ultérieures plus ciblées), cette passionnante biographie (d’une longueur relativement restreinte, moins de 300 pages, mais avec une police d’écriture plutôt petite) dresse le portrait d’un homme discret, un Monsieur-tout-le-monde prodigieusement cultivé qui a développé un monde imaginaire à nul autre pareil, un monde personnel devenu un mythe planétaire, dans les deux sens du terme (au sens où il décrit les Âges Oubliés de notre planète, et notamment ceux d’une Angleterre qui n’existait pas encore, mais aussi dans le sens d’une oeuvre littéraire connue et reconnue dans le monde entier).

Tolkien n’était pas sans défaut, loin s’en faut, des défauts autant liés à sa personnalité qu’à sa manière d’organiser son travail, méticuleux tout autant que bordélique et s’éparpillant sans parvenir à terminer les multiples projets dans lesquels il s’est engagé. Pour autant il est impossible de lui nier le qualificatif de prodige littéraire comme on n’en fait plus et comme on n’en verra sans doute plus. Ainsi la biographie dressée par Humphrey Carpenter met parfaitement en lumière les contrastes d’un homme chez qui l’apparente platitude de la vie de tous les jours se confronte à l’extraordinaire puissance d’un imaginaire remarquablement fertile et luxuriant. Passionnant de bout en bout.

 

Lire aussi les avis de Vert, Nebal, Isil, Mes Petits Bouquins, L’Ourse Bibliophile.

 

  
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