Instanciations, de Greg Egan

Posted on 30 mai 2024
Greg Egan, c’est un peu l’Everest de la hard-SF. Et comme toutes les montagnes, il a deux versants. Le versant hardcore, purement analytique et réservé aux initiés en physique et autres matières scientifiques qui finissent -ique et que peu parviennent à bien comprendre. Et le versant plus accessible, qui reste dans le domaine des trucs en -ique mais pour lesquels Egan fait un effort d’accessibilité, notamment en humanisant un peu plus son propos, faisant réellement oeuvre d’écrivain plutôt que de penseur scientifique, densifiant un peu ses personnages voire même, cerise sur le gâteau, y ajoutant un peu d’émotion (oui oui, ça existe !). Et donc, quand on est face à un texte d’Egan, on ne sait jamais quel versant il va nous proposer. Et pour « Instanciations », ce sera…

 

Quatrième de couverture :

Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle n’a aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Une grotte ? Comment est-elle arrivée là, quand, et pour quelle raison ? Impossible de le dire non plus… D’ailleurs, elle ignore même qui elle est. Mais quelque chose ici ne tourne pas rond. De cela, au moins, elle est certaine. Car aussi étrange que cela puisse sembler, son environnement lui apparaît comme… penché. Et très vite, une autre certitude grandit en elle : il ne faut pas rester dans les parages…

« Instanciations », qui réunit trois récits formant un tout cohérent, explore les limites et enjeux de la vie sous forme digitale – une problématique aux ramifications vertigineuses.

 

Un peu de hard-Egan, et beaucoup de soft-Egan

Trois novellas (parues à l’origine en VO dans un recueil garni d’autres textes de l’auteur) composent ce qui s’impose presque plus comme un roman que comme trois récits séparés. Ecrites au cours des années 2010 (2014, 2018 et 2019 pour être précis), elles décrivent un jeu. Ou plus précisément les Personnages Non Joueurs d’un jeu en ligne, ceux avec lesquels discute l’avatar du joueur en chair et en os, ceux qui remplissent les auberges et les villages, ceux qui donnent des quêtes, etc… Mais dans ce jeu, les PNJ sont quand même des PNJ++ puisque pour plus de réalisme dans leurs réactions et leur comportement, ils sont constitués d’un ensemble de scans cérébraux de personnes décédées, leur donnant une personnalité unique… et très humaine.

Ces PNJ sont bien conscients de leur statut (ils sont même carrément conscients tout court), à savoir celui de créatures virtuelles dans un monde qui l’est tout autant mais dévier de leur rôle pour tenter quoi que ce soit les exposerait de façon trop visible et leur ferait prendre le risque du reboot ou de l’effacement pur et simple (la Matrice n’est pas loin ! 😉 ). Pourtant, Sagreda, l’une de ces PNJ, qui vient de s’éveiller dans un monde à la gravité bien particulière, va tenter de joueur avec les limites physiques de ce monde pour améliorer quelque peu le quotidien de ses compagnons PNJ.

Dit comme ça, ça paraît assez simple, mais ça ne l’est jamais vraiment avec Greg Egan, surtout quand celui-ci endosse son costume de décorticologue des règles physiques en laissant de côté celui d’écrivain de fiction. Car alors ses personnages ne deviennent que des objets utilitaires lui permettant de décrire les limites de leur environnement. C’est typiquement ce qu’il fait dans le premier texte, « Figurants virtuels », et c’est clairement, en comparaison de ce qui suit, le « mauvais » (mais ça reste une question de point de vue ceci dit…) côté d’Egan.

Car on se retrouve avec un personnage, Sagreda donc, dont on ne connait certes pas la situation au début du texte (à savoir celui de PNJ mais cela apparaît très vite) mais qui, alors qu’elle se réveille et devrait se demander ce qu’elle fait là, s’inquiéter, demander des informations auprès des autres personnes présentes, etc, préfère constater la bizarrerie physique de ce monde et chercher à en comprendre le fonctionnement avant même de s’inquiéter de sa propre situation en ce monde.

On peut par la suite estimer que la « construction » de Sagreda (un agrégat de multiples personnalités) puisse influer sur son comportement mais sur ce point narratif j’ai trouvé qu’on avait là le parfait exemple du Greg Egan « sec », ultra analytique, le démonstrateur plutôt que l’écrivain et que l’intérêt que l’on peut porter à ce monde étrange est tout de même singulièrement diminué par un personnage au comportement aberrant. Ce premier texte reste heureusement plaisant grâce à l’ingéniosité déployée par Sagreda dans ce monde à la verticalité perturbée, mais j’ai eu du mal à entrer dans le moule tant les réactions du personnage me paraissaient peu naturelles. Heureusement, les choses changent pour le meilleur par la suite. Car Sagreda a des envies de liberté, et la liberté ce n’est pas être PNJ sur un bout de rocher sans grand-chose à faire d’autre que d’attendre le passage d’un nouveau joueur.

Et voici donc Sagreda devenue voyageuse. Profitant de failles dans le système, elle parvient à voyager de serveur en serveur, de monde en monde. Elle arrive (dans le deuxième texte, « Triadique ») dans un Londres gothique, au sein du jeu « Minuit sur Baker Street » dans lequel apparaissent notamment les Shelley, puis dans un monde disons… mathématiquement particulier ! Là encore, c’est le côté scientifique d’Egan qui ressort, et si on ne comprend pas forcément grand-chose à cette topologie basée sur les nombres p-adiques ce n’est pas bien grave (contrairement au premier texte, l’aspect mathématique n’est ici qu’un moyen, pas une fin en soi) puisqu’on se laisse entraîner dans l’aventure de Sagreda et de son compagnon à la recherche d’un hypothétique refuge, usant des règles des mondes visités pour hacker les serveurs (donnant lieu dans le jeu « Minuit sur Baker Street » à un vrai beau récit d’aventure mâtiné de hack informatique très malin, c’est très bien vu !).

Et enfin, puisque tout a une fin, y compris (ou surtout ?) les jeux en ligne, il va falloir trouver une solution à l’extinction des différents serveurs de jeux pour éviter l’effacement pur et simple des PNJ, sans échappatoire possible. Dans la novella qui donne son nom au recueil, Egan met donc en place, par l’intermédiaire de ses personnages, une vraie arnaque virtuelle, tout à fait digne des grands films de casse ou d’arnaque qu’on a pu voir au cinéma. Cette sorte de « Ocean’s Eleven » virtuel mélangé à « Mission impossible » (voire à « Speed » pour une manipulation vidéo et haptique hi-tech !), prenant en partie place dans une uchronie nazie mettant en scène un certain nombre de mathématicien(ne)s célèbres, est une nouvelle superbe réussite, prenante autant que touchante et questionnante, et qui évite de belle manière une fin trop démonstrative qu’on aurait pu juger excessivement prévisible. La société change mais à pas comptés et pour vivre heureux il faut parfois vivre caché… En attendant mieux, plus tard…

Ces trois récits consécutifs, malgré un début poussif, forment un tout réellement passionnant dans lequel Egan, en plus d’imaginer des mondes assez renversants physiquement parlant, n’oublie pas qu’il raconte une histoire et parvient même à rendre ce récit de PNJ qui voyagent de mondes virtuels en mondes virtuels pour tenter de parvenir à se libérer du joug de la firme qui les a créés absolument passionnante. C’est vif et enlevé, parfois un brin ardu certes, mais le texte pose de vraies questions éthiques sur le statut légal (qui n’en est, dans cette aventure eganienne, qu’à peine à ses premiers prémisses) de ces êtres virtuels plus humains que les humains, tout autant que sur l’exploitation de données personnelles (voire biologiques) au bénéfice d’une entreprise privée, en mélangeant les genres littéraires (parce que quand même, associer vampires, nazis, informatique et mathématiques de si belle manière, il n’y avait peut-être que Greg Egan pour pouvoir le faire !) dans une aventure captivante, traduite par Francis Lustman et illustrée par une couverture de Aurélien Police. Excellent !

 

Lire aussi les avis de Gromovar, Feyd-Rautha, Anudar, Yogo, Célindanaé, Allan, Weirdaholic, Yozone

 

  
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