Bifrost 113, spécial intelligence artificielle

Posted on 20 mai 2024

Ah, un Bifrost ! Ça faisait longtemps. Et ce sera peut-être l’occasion de me remettre en selle question chroniques (et lectures aussi d’ailleurs…), parce que c’est un peu le désert par ici depuis un certain temps… Un Bifrost un peu spécial puisqu’il ne s’intéresse pas à un auteur ou une autrice en particulier, mais plutôt à un sujet bien précis et largement dans l’air du temps : l’intelligence artificielle.

 

Les rubriques habituelles

L’édito d’Olivier Girard entre à fond dans le thème de ce numéro, en apportant quelques éléments et quelques chiffres permettant d’un peu situer les choses concernant l’intelligence artificielle avant d’attaquer le dossier proprement dit (voir plus bas). On retrouve bien sûr les habituelles critiques de la production littéraire récente (peu de choses qui me font réellement envie au-delà de ce qu’ai déjà acheté/repéré/placé en wish-list, pas de vraie surprise donc) et un focus sur deux anthologies de festival (en lieu et place de la traditionnelle double page de Thomas Day sur les revues), à savoir Hypermondes et les Utopiales. Suit un entretien intéressant avec Saralisa Pegorier, illustratrice de talent de la couverture du Bifrost 112 sur Anne Rice, qui avait couler beaucoup d’encre virtuelle…

L’article « Scientifiction » signé cette fois Laurent Vercueil (déjà auteur au Bélial’ de « Neuro-science-fiction » dans la passionnante collection Parallaxe dont je ne parle pas assez sur ce blog…) nous présente l’invention de l’électroencéphalogramme, en partant du roman « L’homme truqué » de Maurice Renard (vive le merveilleux-scientifique !). J’aime toujours autant ces articles, une mine d’information sur la science et l’histoire des sciences. Passionnant !

Et on termine avec quelques news en vrac et la révélation des lauréats du Prix des Lecteurs de Bifrost 2023, à savoir Élodie Denis côté francophone et Sequoia Nagamatsu côté étranger, deux personnes dont il faudra assurément que je lise les textes.

 

Le dossier intelligence artificielle

Au centre de l’attention générale depuis plusieurs mois, l’intelligence artificielle fait beaucoup parler d’elle, en bien comme en mal, autant pour les bénéfices qu’elle peut apporter que pour les désagréments qu’elle ne manque pas de présenter. Le dossier de ce numéro présente d’ailleurs plutôt bien les choses, en tentant d’équilibrer les points de vue. On y reviendra.

Mais on commence d’abord par l’aspect SF de la chose, car si ChatGPT n’a pas été imaginé par des écrivains de SF, l’intelligence artificielle (sous des aspects bien différents) n’a rien de neuf dans le genre, bien au contraire. C’est Pierre-Paul Durastanti qui est chargé de défricher le côté littéraire de la chose, en faisant un historique rapide partant de l’origine de la SF jusqu’à nos jours. Il est suivi par Nicolas Martin qui fait plus ou moins de même côté cinéma, en mettant le doigt sur un élément qui n’est pratiquement jamais abordé : la problématique de l’énergie. Seul « Matrix » s’y intéresse quelque peu (sans détailler le procédé mais cet un facteur dont il est tenu compte). Deux articles intéressants.

Eric Jentile (doit-il être présenté ? 😉 ) a pour sa part mené des interviews auprès de quatre personnes plus ou moins directement impliquées ou touchées par l’évolution de l’intelligence artificielle. Nicolas Fructus et Marc Simonetti côté illustration (dont les propos se rejoignent autant qu’ils s’éloignent), de Neil Clarke côté édition et Chen Qiufan pour des aspects plus techniques et juridiques. Passionnant et cela permet de bien couvrir le spectre des défis et des avantages posés par l’évolution de ChatGPT/Midjourney et consorts.

Autre article passionnant, celui de Frédéric Landragin pour une explication de comment fonctionnent les « intelligences » artificielles que nous connaissons aujourd’hui. J’y mets des guillemets puisque l’article insiste bien sur le fait que ces IA n’ont absolument rien d’intelligent. Elle donnent simplement l’illusion de l’être, notamment grâce à leur puissance statistique. Frédéric Landragin aborde d’ailleurs autant l’IA statistique (ChartGPT…) que l’IA symbolique, l’idéal étant d’obtenir les meilleur des deux mondes, chose qui semble bien difficile à atteindre pour le moment. Passionnant encore (comment ça je me répète ?).

Le dossier nous présente bien sûr un petit guide lecture SF sur des « indispensables » sur le sujet. J’en ai lu un certain nombre, mais d’autres ne manquent pas d’éveiller mon intérêt (« Alfie » de Christopher Bouix par exemple, qui s’ajoute au fait qu’il faudra bien que je lise un jour « Diaspora » de Greg Egan ou le cycle de « La Culture » de Iain M. Banks…).

En enfin, sans doute dans une volonté de rééquilibrer un peu les choses, le dossier se termine avec un article très optimiste de Ada Palmer sur les bouleversements que l’IA amènera inévitablement à notre société, bouleversements qui, d’après elle, sont pour le mieux puisque nous les absorberons sans trop de problèmes et qu’ils ouvriront surtout des perspectives tout à fait réjouissantes. Un contrepoint bienvenu, qui ne manque pas d’interroger le lecteur. Tout à fait digne de Ada Palmer donc. 😉

 

Les nouvelles

On commence avec Greg Egan, le pape de la hard-SF qui est plutôt ici avec « Le charme discret de la machine de Turing » dans une veine d’anticipation sociale, dans la droite lignée du recueil « Axiomatique » (dont je parlais longuement ici et ici) qui démystifiait un peu l’auteur trop souvent vu comme uniquement un écrivain de hard-SF incompréhensible (j’exagère à peine). Futur proche, un vendeur de solutions financières à des personnes endettées, qui fait son job efficacement, se retrouve soudainement mis à la porte. Tenant le coup grâce au salaire de son épouse, il faut tout de même s’adapter quelque peu. Il s’aperçoit vite qu’il n’est pas le seul, alors que les galères s’accumulent. Pourtant, certaines connaissances, en difficulté dans le mode du travail elles aussi, parviennent à joindre les deux bouts grâce à des solutions « providentielles ». Ce qui est formidable dans ce texte de Greg Egan, c’est qu’il sous-entend plus de choses qu’il n’en dit réellement. Le discours est assez clair sur le déclassement de la classe moyenne, mais à bas bruit il est aussi limpide sur l’effet de la montée en puissance de l’IA et ce qu’il faut mettre en place pour continuer à faire tourner l’économie (même si cela semble être de prime abord un non-sens avec une économie sous perfusion) malgré un chômage grandissant. Remarquable.

Jean-Marc Ligny nous écrit avec « Renaissance » un « contrepoint intéressant à celui de Greg Egan«  dixit la présentation du texte. Et c’est vrai qu’on peut le voir comme un prolongement plus lointain de celui d’Egan voire même comme une continuation directe, avec quelques années d’écart, l’effondrement climatique en plus comme Jean-Marc Ligny sait si bien le faire (lisez « Exodes » !). C’est un texte un peu froid de par sa méthode narrative (le témoignage a posteriori d’un riche privilégié vivant dans une cité sous dôme nommée Renaissance, protégée des éléments extérieurs) mais à l’évolution très soignée. Son analyse de l’évolution des IA est très prenante. Et finalement Jean-Marc Ligny ne fait pas toujours dans la noirceur lignyesque avec ce texte qui doit autant à « Silo » qu’à Jean Baret ou « Wall-E » (mais aussi bien sûr à son propre « Exodes » voire « Inner City » puisque l’auteur reprend ici sa notion de Haute Réalité en opposition à la Basse Réalité, la vraie, celle de tous les jours) et c’est très bien ainsi.

Thierry Di Rollo nous présente avec « RêveVille » un narrateur, dans une cité futuriste, qui a perdu son ombre. En quatre pages, l’auteur nous dresse le portrait d’une humanité qui finit par ne plus en avoir que le nom (et encore, mais je vous laisse le soin de découvrir la chute…) dans un futur dirigé par le CSIC (le Comité de Surveillance de l’Immortalité Controlée). On y voit du « 1984 » autant que du Jean Baret (auteur qui a décidément marqué de son empreinte les récits sur les sociétés futuristes dirigées par les IA ou les algorithmes…), l’humour en moins quand même parce c’est Thierry Di Rollo quand même, c’est pas fait pour rigoler. Court mais efficace.

Et enfin, Audrey Pleynet, récente autrice vedette du Bélial’, clôture les nouvelles de ce numéro avec « Rayée ». Dans un monde en pleine déliquescence pour cause de pandémie faisant perdre les principales capacités humaines (mémoire, repères temporels, raison, identité, relations sociales, compétences…) dont les initiales sont tatouées (et éventuellement barrées…) sur l’avant-bras de chacun, on trouve Agathe, jeune informaticienne qui essaie de faire perdurer une forme d’espoir et de paix en tentant d’inculquer une certaine fibre artistique dans une IA robotisée faite pour réparer des véhicules… On découvre ce monde en train de sombrer à travers les yeux d’Agathe, ses peurs, ses rêves, alors que l’humanité détruit les IA et les machines, les jugeant responsables de ce qui lui arrive pour ne pas avoir su gérer et enrayer la pandémie. Marque de fabrique de l’autrice, il y a beaucoup d’émotions qui se dégagent de ce texte. Les personnages sont bien travaillés, consistants, et emportent le lecteur dans un maelström émotionnel. Sombre et beau, prenant et triste, mais surtout terriblement humain dans ce qu’essaie de faire Agathe, c’est une nouvelle réussite pour l’autrice, toujours portée par une superbe plume.

 

Pour conclure

Excellent numéro donc, doté d’un dossier de qualité qui montre bien les différentes problématiques posées par l’intelligence artificielle, dossier par ailleurs illustré par de très bonnes nouvelles bien dans le thème (et par une belle couverture signée Timothée Mathelin dont on aurait bien aimé savoir s’il s’est servi de l’intelligence artificielle pour la créer, pour le coup ça aurait pu être justifié). Pas grand chose à redire donc, ce Bifrost fait très bien le job !

 

  
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