Lumières noires, de N.K. Jemisin

Posted on 3 mars 2020
Triple vainqueur du Prix Hugo (et consécutivement, une première !) avec sa trilogie de « La Terre fracturée », N.K. Jemisin « compte » dans le monde de la SF contemporaine. Et voilà qu’a débarqué sur nos étals en septembre 2019 un recueil de nouvelles au volume plutôt conséquent (22 nouvelles pour 450 pages). Pourquoi se priver de ce moyen d’explorer une nouvelle facette d’une autrice qui ne mâche pas ses mots et qui ne laisse clairement pas indifférent ?

 

Quatrième de couverture :

À La Nouvelle-Orléans, des dragons hantent les rues inondées après le passage de Katrina ; dans les États esclavagistes du Sud, une mère noire tente de sauver sa fille d’impossibles promesses ; tandis que, dans cette autre réalité, les monstres et les héros créés par l’humanité survivent à la mort de celle-ci, mais pour combien de temps encore, et dans quel but ?

Recueil de nouvelles sombres et engagées, Lumières noires donne à voir notre société contemporaine à travers le prisme d’une myriade de miroirs déformants mais terriblement réels.

 

Rien à jeter !

Le recueil n’est pas forcément simple à aborder puisque les deux premiers textes, s’ils ne manquent pas de qualités, font dans l’abstrait, dans le sens où il n’ y a pas de véritable intrigue. « Ceux qui restent et qui luttent » est un dérivé de « Ceux qui partent d’Omelas » de Ursula Le Guin. Ici, Jemisin présente avec la ville de Um-Helat une, je cite, « utopie post-colonialiste » dans laquelle tous les citoyens (« y compris le pauvre, le paresseux, l’indésirable ») sont importants. Mais à l’instar du récit de Le Guin, maintenir l’utopie d’Um-Helat implique aussi des côtés plus sombres, mais nécessaires.

La ville à nouveau avec « Grandeur naissante » et cette cité de New-York qui, d’une étrange manière, finit par prendre vie et s’incarner dans un avatar, représenté par le narrateur. Noir, celui-ci est confronté à la fois à une invisibilité sociale mais aussi à un racisme quotidien. Un récit très métaphorique mais aussi très puissant. Deux premiers textes d’un abord assez rude mais qui montrent déjà l’écriture incisive, engagée et revendicatrice de l’autrice.

Puis on touche au superbe avec « La sorcière de la terre rouge » qui mêle fantasy, magie et ségrégation à travers la vie d’une femme noire, Emmaline, et ses trois enfants, confrontés à l’incarnation de la soif de pouvoir, d’ascendance et de colonialisme à travers les Dames Blanches. Un texte à la fois beau et rude, touchant dans l’amour que cette mère porte à ses enfants et triste dans la manière qu’elle a de leur apprendre à baisser la tête devant les dominants. La fin nous montre heureusement que les choses changent peut à petit.

Revenir précisément sur chaque nouvelle individuellement reviendrait à écrire un article d’un kilomètre de long, donc j’irai vite sur les textes suivants. On a donc avec « L’alchimista » un joli rapport entre magie et cuisine, « Le moteur à effluent », l’un des plus réussis textes du recueil, magistral et virevoltant récit d’aventures que n’aurait pas renié Jules Verne, nous donne un superbe mélange entre uchronie steampunk et révolution haïtienne, avec un message fort là encore.

« Nuages dragons » oscille entre post-apo et cyberpunk en confrontant une humanité revenu à une technologie pré-industrielle et une autre humanité hyper-technologique, « La fille de Troie » est en revanche à fond dans le cyberpunk mais humanise des intelligences artificielles tentant de rester cachées des humains. Intelligences artificielles également dans « Major de promotion », texte post-apo lui aussi (à cause des IA) qui voit une enfant essayer de sortir d’une voie toute tracée.

« Le remplaçant du conteur » fait plutôt dans le conte de fées, mais penche du côté obscur de la chose. « Epouses du ciel » met en scène, sur une lointaine planète, une société uniquement composée de femmes que l’interprétation divergente qu’elles font de la religion va profondément bousculer. « Les évaluateurs » aborde le classique thème du premier contact avec une autre civilisation. Un premier contact à propos duquel on sent bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Jusqu’à ce que l’on comprenne l’ultime vérité… « Vigilambule », sur le même thème, est tout aussi terrible dans ce qu’il décrit, et sur ce qui est nécessaire pour se défaire d’une domination violente et meurtrière.

« La danseuse de l’ascenseur » est un texte poétique sur le rêve comme étant la dernière liberté dans un monde ultra répressif. « Cuisine des mémoires » revient sur la cuisine, à travers un récit insistant sur le fait de ne pas ressasser éternellement le passé. « Avide de pierre », texte qui pourrait faire office de préquelle à la trilogie de « La Terre fracturée », m’a moins convaincu même s’il aborde lui aussi des thèmes importants.

« Le narcomancien » est un superbe texte de fantasy d’inspiration africaine dans lequel la fécondité des femmes est une arme de pouvoir. Peut-être le seul qu’elles ont, mais peut-être le plus puissant de tous les pouvoirs. « Trop d’hiers, manque de demains » est un récit futuriste sur des univers parallèles. Un récit quantique où forme et fond se complètent habilement. « MétrO » est un récit fantastique qui même hallucinations et légendes urbaines (la ville, comme au début du recueil), celles-ci finissant par vraiment prendre corps. Ou pas.

Dans « Probabilités non nulles », nouveau récit urbain, les lois du hasard semblent décidément très… hasardeuses ! Enfin, « Pécheurs, saint, spectres et dragons – la cité engloutie sous les eaux immobiles » mélange joliment les suites de l’ouragan Katrina et des dragons dans un magnifique récit très shepardien.

Si je n’ai pas à proprement parlé donné un avis sur chaque texte, c’est tout simplement parce qu’à l’évidence, et c’est suffisamment rare pour le souligner, il n’y a pour ainsi dire rien à jeter dans ce recueil. On oscille entre le bon et le somptueux, et chaque texte a toujours a minima un fond pertinent ou une forme qui lui donne un aspect original.

N.K. Jemisin touche ici à tous les genres de l’imaginaire et le fait avec un imagination et une diversité qui forcent le respect. Les narrations sont variées (première, deuxième ou troisième personne), les structures sur lesquelles elles reposent sont elles aussi diversifiées (rapports scientifiques, mails, chapitres mélangés, légendes racontées, etc…) pour un résultat, soyons clairs, époustouflant.

Autant dire qu’on tient là un recueil essentiel, varié, passionnant, féministe, anti-raciste, parfois dur (y compris « visuellement »), fortement engagé mais qui n’oublie jamais de raconter des histoires. Tout simplement indispensable.

 

Lire aussi l’avis de Gromovar, Tigger Lilly, Cédric, Alaric, Le Chroniqueur, Boudicca, Georges Bormand.

 

Critique écrite dans le cadre du challenge « Défi Cortex » de Lune (catégorie « Amérique du Nord »)

 

  
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