Je suis fille de rage, de Jean-Laurent Del Socorro

Posted on 6 avril 2020
De Jean-Laurent Del Socorro, j’avais déjà lu et grandement apprécié « Royaume de vent et de colères », roman de fantasy historique sur une période mal connue de l’histoire de France (et de Marseille). L’auteur étant un peu notre Guy Gavriel Kay à nous, il a poursuivi dans cette veine historique avec « Boudicca » (que je n’ai pas encore lu) puis avec le présent « Je suis fille de rage », vaste fresque à mi chemin entre roman et documentaire sur la guerre de Sécession.

 

Quatrième de couverture :

1861 : la guerre de Sécession commence. À la Maison Blanche, un huis clos oppose Abraham Lincoln à la Mort elle-même. Le président doit mettre un terme au conflit au plus vite, mais aussi à l’esclavage, car la Faucheuse tient le compte de chaque mort qui tombe. Militaires, affranchis, forceurs de blocus, politiciens, comédiens, poètes… Traversez cette épopée pour la liberté aux côtés de ceux qui la vivent, comme autant de portraits de cette Amérique déchirée par la guerre civile.

Après Royaume de vent et de colères et Boudicca, Jean-Laurent Del Socorro nous propose une nouveau récit historique et fantastique.

 

Poignant panorama de la guerre de Sécession

« Je suis fille de rage » est un roman ambitieux puisqu’il prétend couvrir toute la guerre de Sécession (et même un peu plus, en couvrant les années 1861 à 1865) au sein de ses 500 et quelques pages. Un pari risqué pour Jean-Laurent Del Socorro tant ce conflit, période évidemment charnière de l’histoire des USA (et par voie de conséquence du monde), a eu des répercussions allant bien au-delà de l’état fédéral américain. L’esclavagisme et son abolition sur le sol américain y sont bien sûr au coeur, mais c’est aussi un conflit qui a vu la guerre passer d’un style « napoléonien » vers quelque chose de plus moderne, y compris dans les moyens techniques (premiers bateaux cuirassés, première victime d’un sous-marin, premières mitrailleuses). Un conflit complexe donc (politiquement, économiquement, socialement), long, avec de multiples personnages à l’importance primordiale et nombre de batailles cruciales, qu’il paraît bien difficile d’aborder de manière claire et surtout exhaustive en 500 pages. Et pourtant…

Allez, disons-le, même si Jean-Laurent Del Socorro n’explore pas la guerre de Sécession dans son entièreté, l’essentiel y est. Fait de très nombreux (et très courts) chapitres centrés sur de multiples points de vue (unionistes comme confédérés (même si ces derniers sont moins nombreux), simples soldats aussi bien que généraux, acteurs ou personnalités publiques d’importance, hommes ou femmes, à travers des récits de fictions inspirés de faits réels mais aussi de traductions de lettres réellement écrites, textes « à grande échelle » et d’autres beaucoup plus intimes et personnels), « Je suis fille de rage » force le respect.

Certes, le cahier des charges du roman (explorer le conflit sous de nombreux aspects) rend difficile l’attachement aux nombreux personnages rencontrés. Pourtant, la plume de l’auteur fait parfois merveille et quelques belles envolées (notamment sur la fin, rien de plus normal alors qu’arrive le dénouement personnel pour de nombreux personnages) ne peuvent que toucher le lecteur, notamment par le biais de ces « petites gens » broyés par la guerre et qui donnent l’essentiel de l’émotion du roman alors que les « grands de ce monde » sont au-dessus de la mêlée, parfois (souvent ?) froids et distants, voire cruellement « comptables ». Un lecteur qui ressortira forcément du roman (à moins d’être déjà très au point sur le sujet) plus connaisseur d’une période, il faut bien le dire, assez peu enseignée il me semble en France.

Alors on hurle devant les hésitations du général McClellan (qui aurait pu en finir avec cette guerre plus rapidement), on est pétrifié devant le froid réalisme politique d’un Lincoln qui tarde à faire de l’abolition de l’esclavage le sujet même de la guerre (alors qu’il n’en est au départ qu’un élément parmi d’autres, notamment économiques, ce que Jean-Laurent Del Socorro aborde peut-être un peu trop succinctement au début du récit), on suffoque devant un général Grant qui fait certes basculer le conflit avec ses victoires mais à quel prix, on est étonné de voir la droiture de certains généraux sudistes (Robert E. Lee au premier chef), on souffre avec l’ancienne esclave Minuit qui donne tout (et son espoir avec) pour l’Union, on admire le courage de Caroline, cette « fille de rage » qui quitte sa famille sudiste (dont le père et le frère sont engagés chez les Confédérés) pour rejoindre les rangs de l’Union, etc… De multiples aspects, présentés comme un kaléidoscope de cette guerre terrible qui n’en finit pas, alors que les incapables semblent se succéder parmi les dirigeants militaires. Et puis il y a le seul élément fantastique du récit, les dialogues entre Abraham Lincoln et la Mort (« personnage » qui pourrait tout aussi bien être le fruit de l’imagination de Lincoln, une personnification de sa conscience) qui fait les comptes des victimes de cette guerre à la craie sur les murs du bureau du Président des Etats-Unis d’Amérique.

J’ai longuement hésité avant de me plonger dans cet épais volume, dont les premières pages intriguent et peuvent éventuellement effrayer ceux qui goûteraient peu les récits de guerre (cartes des USA et emplacement des principales batailles, dramatis personae, un petit guide pour comprendre les en-têtes de chapitre qui sont plein d’indication sur les lieux de l’action et l’allégeance des personnages, etc…), alors qu’il n’y a pas de quoi être effrayé. Car « Je suis fille de rage » n’est pas un récit documentaire décrivant par le menu les stratégies et tactiques de chaque camp (chose qui aurait peut-être malgré tout mérité d’être un peu abordé pour mieux saisir l’évolution du conflit au fil des mois). Et que d’une part le roman n’est pas aussi long que ce que sa taille laisse imaginer et que d’autre part la petite gymnastique intellectuelle nécessaire à chaque début de chapitre (identification des lieux et de l’allégeance, chaque personnage-narrateur est introduit par une même phrase à chaque chapitre qui le concerne, tel le Général Grant avec « Le Général qui ne compte pas ses morts » ou pour Sherman « L’Officier qui lutte contre la folie ») est vite acquise. Et les pages (et les années de cette guerre, chacune nommée de façon détournée par une lettre de l’alphabet, jusqu’à ce magistral « Haine comme nation » pour l’année 1865, j’applaudis des deux mains !) se mettent alors à défiler toute seule tant on a du mal à lâcher le roman (que j’ai lu en quatre jours).

Alors que dire de plus ? Pas grand chose à vrai dire, tant « Je suis fille de rage » semble irréprochable sur bien des points. La prose de l’écrivain est très élégante, la documentation qu’il a forcément dû accumuler pour écrire le roman force le respect, et le panorama sans concession qu’il propose (chaque camp en prend pour son grade, et les « héros » paraissent parfois en dessous de tout…) sur la guerre de Sécession est tout simplement remarquable, sans cesse replacé dans le contexte de son époque et abordant de thématiques riches et toujours d’actualité (malheureusement pour certaines…). Par ailleurs, on ne peut qu’admirer l’objet-livre en lui-même, avec grosse reliure type « vieux roman », tranchefile et signet, c’est superbe. On regrettera juste quelques boulettes durant le récit (confusion entre Fort Donelson et Fort Donaldson, une erreur de date, une erreur d’allégeance, des lettres du Général Lee adressées à son épouse Julia alors que celle-ci s’appelait en réalité Mary (à moins qu’un détail ne m’ait échappé…)…) mais au fond rien de très grave.

Il faut donc saluer la prouesse de Jean-Laurent Del Socorro d’avoir mené à son terme un tel projet, à l’envergure un peu folle, mais qu’il a parfaitement maîtrisé de bout en bout. « Je suis fille de rage » est un roman certes, mais ne serait-il pas également la lecture parfaite pour qui souhaiterait connaître, à hauteur des hommes et des femmes qui l’ont faite ou qui l’ont vécue, l’essentiel du déroulement de la guerre de Sécession ?

 

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