La guerre du pavot, de R.F. Kuang

Posted on 16 juillet 2020
Auréolé d’une belle réputation aux Etats-Unis, voilà que débarque en France, chez Actes Sud, « La guerre du pavot » de l’autrice sino-américaine Rebecca F. Kuang. Transposition fantasy d’une partie de l’histoire de la Chine, le roman va-t-il au delà d’un nouveau récit nationaliste célébrant la grandeur et la force du peuple chinois ?

 

Quatrième de couverture :

Deux pays s’affrontent depuis des siècles : l’immense empire de Nikara et une petite île voisine, Mugen. Jeune orpheline, Rin décide de tout faire pour échapper au mariage qu’ont arrangé ses parents adoptifs. Aidée d’un bibliothécaire qui s’est pris d’affection pour elle, elle se met à étudier en vue du concours Keju, qui ouvre aux enfants les plus brillants du pays accès à l’académie militaire de Sinegard, chargée de former les futures élites de l’Empire. Sous l’égide d’un vieux maître fantasque et mystérieux, elle s’éveille peu à peu aux pouvoirs chamaniques qui sont les siens, mais quand la guerre larvée éclate de nouveau, sous les coups de boutoir de Mugen, l’Académie est dissoute et ses membres affectés à l’une des douze divisions des Douze Provinces qui composent l’Empire. Rin rejoint les sicaires de l’Impératrice…

Mi-roman de formation évoquant les meilleures pages de Harry Potter, mi-épopée grimdark de fantasy militaire, le premier roman de R. F. Kuang, salué par la critique, détonne par son originalité.

 

L’apprentissage de la guerre

Vous voulez des arts martiaux (un peu), de la formation en école militaire (beaucoup), de la guerre (beaucoup également), avec de nombreuses références à l’histoire de nos civilisations (la Chine surtout, et notamment la guerre sino-japonaise, cela parsème le récit), le tout enrobé dans un monde fantasy très inspiré par l’Asie ? « La guerre du pavot » est fait pour vous. Très classique dans l’intrigue mais doté d’un ton résolument sombre, surtout en deuxième partie de récit, le roman joue avec les tropes de la fantasy et l’Histoire de la Chine, pour nous offrir un récit que l’on pourrait trouver outrageusement déjà vu, mais qui ne manque pourtant pas d’atouts pour séduire.

Débutant comme de nombreux romans de formation, le texte nous présente Fang Runin, surnommée Rin, jeune orpheline de guerre recueillie par une famille d’adoption qui voit plus en elle un larbin leur permettant de gérer leur petit trafic d’opium qu’une enfant à aimer. Rin est malheureuse, mais Rin à de l’ambition. Et puisqu’elle est douée, elle va tenter l’impossible : s’inscrire au concours Keju, à l’issue duquel seuls les plus méritants sont sélectionnés pour intégrer les grandes administrations ou les académies militaires du pays. N’ayant pas d’argent pour s’assurer une formation en cas de réussite au concours, elle vise rien de moins que l’élite : l’académie militaire de Sinegard, dont le cursus est gratuit mais qui ne sélectionne que le top du top du classement Keju. La suite, vous la connaissez : elle va réussir et intégrer l’académie. Fin du chapitre 1.

S’en suit un pur roman de formation : rencontre avec ses camarades, l’un d’entre eux, riche garçon issue de l’aristocratie (comme 99,9% de ses camarades), considère qu’elle n’a rien à faire ici et va lui faire savoir, même chose pour l’un de ses professeurs, puis Rin va se prendre de curiosité voire d’affection pour un autre et très étrange professeur qui pourrait cacher bien des choses et lui faire découvrir un monde insoupçonné (allant au delà des arts martiaux, même si tout débute par leur étude et leur philosophie, axée sur la défense et la méditation avant tout, sans toutefois oublier le combat, avec différents styles, différentes origines, etc…) et sur le point de disparaître, elle aura également un ami fidèle parmi les élèves, etc… Plein de découvertes et d’embûches donc pour notre jeune héroïne, dans un parcours ultra classique et balisé et… foutrement bien mené ! Cette partie dure pourtant un certain temps (pas loin de la moitié du roman), mais le récit est sans cesse relancé, il n’y a pas de temps mort, c’est vif et enlevé, bref, c’est du déjà vu mais du déjà vu bien fait, et donc ça fonctionne très bien.

Puis vient la guerre. Et là, les choses changent. Le contexte bien sûr, les personnages se retrouvent disséminés dans un conflit dont l’issue semble bien inquiétante devant l’avancée et la préparation des troupes ennemies… Le ton du roman prend aussi une tournure beaucoup plus sombre. Non pas qu’auparavant on nageait dans la joie et l’allégresse au vu des difficultés rencontrées par Rin, mais disons qu’ici l’ambiance se fait beaucoup plus désespérée à mesure que les évènements se précipitent.

Revenons un instant sur le contexte d’ailleurs. Rin appartient à l’immense Empire de Nikara, constitué de plusieurs provinces plus ou moins rivales aux noms qui résonnent très « astrologie chinoise » (les provinces du Singe, du Chien, du Coq, du Rat…). Son voisin belliqueux, un archipel en forme d’arc, la Fédération de Mugen, ne dispose depuis la dernière guerre avec Nikara (que l’Empire n’a « gagné » que grâce à l’intervention d’un tiers, les Hespériens, alertés par le génocide perpétré par Mugen sur l’île de Spir) que de quelques comptoirs dans le nord de l’Empire. Mais son ambition reste intacte… A partir de là, vous devez à peu près avoir cerné les références historiques : Nikara = Chine, Mugen = Japon, Hespériens = USA, dans les grandes lignes. Des évènements relatés dans le texte peuvent de même être directement rattachés à l’Histoire : le massacre de Spir lors de la première guerre du Pavot = le massacre de Port-Arthur par exemple. D’ailleurs, de manière simple, guerre du pavot = guerre sino-japonaise, première comme deuxième. Des exemples de ce type, il y en a plein le roman (et je n’en dévoilerai pas plus, pour ne rien spoiler), qu’ils soient historiques, géographiques, culturels (un texte sur l’art de la guerre écrit par un certain Sunzi, vous voyez le genre ?) ou autres… De quoi s’amuser à faire quelques recherches pour y voir les parallèles (dont on pourra éventuellement trouver la transposition fantasy un peu paresseuse, trop calquée sur les faits réels), de quoi s’apercevoir également que sur ce point le roman manque singulièrement de subtilité (le manichéisme géopolitique est flagrant), voire, si on tente une lecture politique du récit, frôle l’orientation politique dans la plus pure tradition des romans élevant la grandeur de la Chine au-dessus de toute autre nation. Le texte a donc un fond très référencé, sur lequel je laisserai chacun se faire son avis.

Sur un plan plus littéraire, si on ne se relèvera pas en pleine nuit pour admirer le style de l’écriture, on reconnaîtra en revanche une maîtrise certaine de la narration, qui sait miser sur l’action quand il le faut (en passant parfois par des scènes très impressionnantes), puis sur les sentiments des personnages (surtout Rin à vrai dire, elle reste au coeur du texte à chaque instant, ne laissant que bien peu de place aux autres protagonistes) pour calmer un peu le rythme. Cela passe certes par un petit ventre mou à la fin du deuxième tiers du récit, mais rien de très grave.

D’autant que là encore, dès qu’une baisse de rythme se fait sentir, Rebecca F. Kuang n’hésite pas à rebattre les cartes, en changeant de lieu de manière inattendue par exemple. Ou bien, même si elle avait déjà montré les horreurs de la guerre dans ce qu’elle implique de combats, de douleur et d’impact sur les civils (morts ou déplacés), en n’hésitant à montrer frontalement l’horreur absolue devant un lecteur forcément assommé par tant d’abominations. Oui, il faut parfois avoir le coeur bien accroché, et ne pas craindre de lire des descriptions très évocatrices d’un des plus grands massacres de la deuxième guerre sino-japonaise du pavot (c’est de toi que je parle, chapitre 21, et tes 20 pages d’une absolue noirceur), ou bien les agissements d’une unité supposément « scientifique » (donc axée, puisque nous sommes dans un monde de fantasy, sur l’étude de certains pouvoirs magiques, quelle que soit la méthode…) dont Ken Liu avait déjà parlé dans un de ses chefs d’oeuvre. Et on passe donc d’un roman de formation avec un personnage adolescent à un récit de guerre qui n’édulcore en rien les horreurs d’une telle période. Une énorme rupture de ton donc, qu’il faut accompagner d’un message explicite : âmes sensibles s’abstenir…

Et au milieu de tout ça, il y a Rin. Rin qui n’est pas là pour rien bien sûr, elle qui va démontrer que d’une part elle est très capable mais qu’en plus elle porte en elle la possibilité d’atteindre des pouvoirs proprement divins. Dès lors se pose la question de savoir quoi faire de tels pouvoirs. Comment en finir avec cette guerre ? La fin justifie-t-elle les moyens ? La vengeance peut-elle être une motivation ? Jusqu’où aller ? Un parallèle à nouveau évident avec la Seconde Guerre Mondiale et les justifications des bombardements atomiques. Rin ne sera pas la seule confrontée à ces questions, mais c’est elle qui devra prendre l’ultime décision avec, peut-être les inévitables conséquences qui en découleraient… Un personnage intéressant donc, pour laquelle R.F. Kuang n’a pas choisi la facilité. Tout n’est pas cousu de fil blanc dans son destin et surtout dans ses décisions, malgré un début de récit que l’on voit venir à des kilomètres. Et Rin s’avère être, un peu contre toute attente je dois dire dans un tel récit, un personnage qui prend un chemin bien sombre et dont le statut d’héroïne n’est pas d’une absolue évidence, loin s’en faut.

« La guerre du pavot » s’avère donc être un roman réussi, proposant de nombreux attraits et quelques jolies surprises au lecteur. Nerveux et rythmé, très référencé (peut-être même un peu trop ouvertement et manquant de subtilité dans le propos), ne prenant pas de gants avec ce qu’il dit de la guerre (encore une fois, j’insiste, certains passages sont VRAIMENT durs, et je ne suis pourtant pas le plus impressionnable en la matière), c’est une lecture tout à fait recommandable pour qui souhaiterait s’aventurer dans une fantasy à la fois classique dans son déroulé et différent dans son contexte de ce qu’on a l’habitude de lire dans le genre. Une dernière chose toutefois : il s’agit bien ici du premier tome d’une trilogie, chose qui n’est mentionné absolument NULLE PART dans le roman, une bien mauvaise habitude que prennent de plus en plus d’éditeurs…

 

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