Bifrost 99, spécial Shirley Jackson

Devinez quoi ? Je suis en retard ! Incroyable… Mais dans la perspective du vote pour le Prix des lecteurs de Bifrost 2020, j’ai décidé de me bouger un peu. Et donc, rattrapage en bonne et due forme avec ce Bifrost 99, paru en août 2020 (quand même…), consacré à Shirley Jackson et illustré avec talent par Myles Hyman, petit-fils de l’autrice. Un bel hommage que voilà.

 

Les rubriques habituelles

L’édito post-(premier)confinement sonne comme de jolies retrouvailles pour tout un pan de la grande famille SF en France. Le bonheur de pouvoir enfin se réunir après une épreuve… délicate et qui amènera sans doute quelques conséquences. Mais l’heure (au moment de cet édito, le deuxième confinement et la suite de la crise sanitaire lui conférant une atmosphère forcément particulière…) n’est pas à la morosité, celle-ci arrivera bien assez tôt…

Du côté du reste des rubriques habituelles, on trouve le toujours attendu (et très fourni, la crise sanitaire n’a pas eu raison de la surprodution semble-t-il…) cahier critique permettant d’orienter quelques achats en vue de Noël (retard du lecteur oblige ! 😀 ), une interview (j’aime toujours autant cet article, donnant la parole à une cheville ouvrière de nos genres préférés, qu’ils soient traducteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires ou autres) de Benoît Domis, éditeur et traducteur spécialisé dans le fantastique (mais pas que), un article de Roland Lehoucq qui, après nous avoir expliqué comment déplacer une planète, s’attaque cette fois au déplacement du système solaire entier ! Mais où s’arrêtera-t-il ?  Le verdict est en tout cas sans appel : c’est techniquement possible (mais bien au-delà de nos moyens évidemment) mais surtout très TRES TRES long… Et enfin, quelques news en vrac sur des anthologies, des prix et des revues. Tiens à propos des revues, point de Thomas Day dans ce numéro, faute de place, ça lui laisse un peu de temps pour calmer ses ardeurs. 😀

 

Le dossier Shirley Jackson

Les nouvelles prenant beaucoup de places, comme on le verra plus bas, le dossier n’est pas des plus épais : 44 pages bibliographie comprise, ou 35 pages de rédactionnel. A moins que ce ne soit du fait d’un dossier court que les nouvelles prennent de la place ?… Peu importe, court ne veut pas dire mauvais, hein ? La taille ne compte pas (pas trop… 😀 ), tout le monde le sait. 😉

Bref, après cette intelligente introduction, place au dossier en lui-même. Qui commence avec un article mi-biographique mi thématique de Jean-Daniel Brèque, permettant de mieux connaître Shirley Jackson. Sa vie, son oeuvre en somme. Eclairant.

Suit la transcription d’une conférence donnée en 1959, dans laquelle Jackson détaille sa manière d’aborder l’écriture et les « petits trucs » nécessaires pour capter le lecteur. D’où le titre de l’article : « L’ail dans la fiction ». Un peu long mais intéressant.

C’est ensuite l’ami Gromovar qui dissèque l’oeuvre de Shirley Jackson pour tenter d’en dévoiler les thèmes essentiels, par l’exemple, en citant les textes concernés. Une approche qu’on aurait pu trouver redondante avec celle du premier article, mais elle donne un résultat plutôt complémentaire.

Vient ensuite l’inévitable guide de lecture, assez courts (cinq livres) puisque Shirley Jackson n’a publié de son vivant que six romans (dont trois traduits en français). En revanche, avec 170 nouvelles, il semblerait que nous ayons encore beaucoup à découvrir… En l’état, ce qui est paru, et que je n’ai pas lu (j’ai raté le recueil « La loterie et autre contes noirs » de peu), semble déjà tout à fait digne d’intérêt.

Myles Hyman, le fameux illustrateur et auteur de la couverture de ce numéro, se prête à l’exercice de l’interview dans laquelle il revient sur son parcours, ses influences, ses techniques, etc… Domicilié en France, il revient également sur son travail en rapport avec les textes de Shirley Jackson (une grand-mère qu’il n’a que peu connue : il n’avait pas trois ans quand elle est décédée) puisqu’il a adapté en BD la fameuse nouvelle « La loterie ».

Enfin, le toujours impressionnant travail de bibliographique d’Alain Sprauel dévoile une large part de textes non traduits en France. Mais parmi ceux-ci, il faut malgré tout signaler qu’une part non négligeable ne relève pas de la littérature de genre.

 

Les nouvelles

A tout seigneur tout honneur, on commence avec « La souris » de Shirley Jackson. Ne relevant pas de la littérature de genre, ce texte représente malgré tout le coeur de la fiction de l’autrice, à savoir l’horreur psychologique. Le récit est très court (quatre pages), mais il est édifiant. Il faut cependant être attentif à tout ce qui est dit (et surtout non dit) dans cette histoire de couple, d’enfants (absents) et de… souris pour comprendre la chute. Glaçante.

Deuxième texte au sommaire de Bifrost, « Noirs vaisseaux apparus au sud du Paradis », de Caitlín R. Kiernan, se situe dans le même univers que sa novella « Les agents de Dreamland » parue il y a peu dans la collection « Une heure-lumière » du Bélial’. On y retrouve le noir futur que l’on entrevoyait dans la novella. L’ambiance reste la même : noire, désespérément noire. Si Lovecraft, que Kiernan convoquait déjà dans « Les agents de Dreamland », hante à nouveau le récit, les entités que l’auteur de Providence se plaisait à « dévoiler sans les dévoiler » sont ici pleinement invoquées. Mieux que ça : elles consument le monde. Cthulhu s’est réveillé, R’Lyeh est apparue dans le Pacifique et l’humanité est sur le point de disparaître. Mais certains luttent encore, tentant d’entretenir l’espoir. Malheureusement pour eux, les « cultistes de l’ombre » ne sont jamais loin et sapent l’effort des derniers résistants… Et qui mieux que le Pharaon Noir pour cela, oeuvrant à accomplir les sombres desseins des entités extraterrestres toutes puissantes ?

Première publication française pour Alix E. Harrow, « Guide sorcier de l’évasion : atlas pratique des contrées réelles et imaginaires » et son hommage à la lecture en tant que nécessaire moyen d’évasion d’une vie réelle aux accents dramatiques est une ode aux livres. C’est aussi une manière de rendre hommage  au travail des bibliothécaires, à même d’orienter ou du moins de soulager les maux de la vie. Avec un brin de magie en sus et de multiples citations de romans bien connus, ce texte fait évidemment penser au célèbre « Morwenna » de Jo Walton, un même amour de la littérature de genre animant les deux textes.

Le couple Kloetzer revient, avec « Ouroboros », dans son univers du « Satori » (lequel contient déjà « Vostok », « Issa Elohim » ou « L’anamnèse de Lady Star ») pour une virée au pas de course dans une station spatiale en orbite autour de l’astéroïde Vesta. Et le texte, sur lequel j’étais un peu dubitatif au premier abord, m’a finalement entraîné à la suite de cette coureuse de fond qui tente de battre le record du tour de la station, à la découverte de ce satellite artificiel et ses habitants. Et sur un rythme trépidant, les Kloetzer nous montre l’organisation sociale de la station, la séparation des populations dans différents modules, les luttes de pouvoir au Conseil, l’omniprésence des intelligences artificielles, etc… Un texte très habile.

Dans « Par les visages », Olivier Caruso nous montre une humanité victime d’une pandémie : la population est en effet victime de prosopagnosie généralisée, c’est à dire l’incapacité de reconnaître les visages. On pourrait se dire qu’il est relativement simple de passer outre (avec des noms sur les vêtements ou d’autres trucs plus ou moins simples), mais tellement de choses passent par les visages, notamment dans le cadre personnel… C’est donc une grave crise d’identité et de confiance qui se pose à notre espèce, et certains en profitent pour jouer les imposteurs, avec à terme l’écroulement de la société. Et quand on suit les pas d’une jeune femme (dont la soeur jumelle est dans l’espace et sur le point de faire une découverte majeure) mariée avec un enfant en bas âge, on imagine bien que cette prosopagnosie ne va pas être une partie de plaisir… Un texte noir, mais dont les situations prêtent parfois à sourire. Il en résulte un effet de malaise très efficace.

Et enfin, pour clore ce volumineux chapitre des nouvelles (6 récits pour presque une centaine de pages, plus de la moitié de ce numéro), retour à Shirley Jackson avec « Un jour comme les autres, avec des cacahouètes ». A nouveau un récit à chute, à nouveau un sentiment d’étrangeté et de malaise qui saisit le lecteur à l’issue d’un texte qui, au départ avec cet homme qui semble passer sa journée à faire le bien autour de lui, semblait pourtant être lumineux. Un texte efficace, une chute réussie. Mais là non plus, pas de littérature de genre à l’horizon. Mais qu’importe le flacon… 😉

 

Pour conclure

La phase 1 du rattrapage pour les vote du Prix des lecteurs de Bifrost 2020 est donc terminée. Place à la phase 2, dont l’article paraîtra après la date limite des votes. Que l’on se rassure, le Bifrost 100 est déjà lu… 😉 En tout cas, ce fut une découverte sympathique d’une autrice que je ne connaissais que de nom. Je ne suis pas sûr que ses écrits me conviennent parfaitement mais je pense bien lire un jour au moins ses deux romans les plus connus, à savoir « La maison hantée » et « Nous avons toujours vécu au château », mais aussi quelques nouvelles, sa façon de jouer sur la chute me semblant assez efficace. Allez, direction le Bifrost 100 !

 

  
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