Derniers jours d’un monde oublié, de Chris Vuklisevic

Posted on 5 avril 2021
Lauréate du concours lancé pour les 20 ans des éditions Folio SF, Chris Vuklisevic arrive donc avec un premier roman forcément attendu puisque « élu » parmi presque 300 contributions. Sacrée récompense que d’être publiée dans une collection aussi prestigieuse et installée auprès du public (et très bien distribuée). Mais le roman est-il à la hauteur ? Verdict.

 

Quatrième de couverture :

Plus de trois siècles après la Grande Nuit, Sheltel, l’île du centre du monde, se croit seule rescapée de la catastrophe. Mais un jour, la Main, sorcière chargée de donner la vie et de la reprendre, aperçoit un navire à l’horizon. Il est commandé par une pirate impitoyable, bien surprise de trouver une île au milieu du Désert Mouillé.
Si la Main voit en ces étrangers une menace pour ses secrets, Arthur Pozar, commerçant sans scrupules, considère les intrus comme des clients potentiels, susceptibles d’augmenter encore, si possible, son immense fortune. C’est une nouvelle ère qui s’ouvre. Qu’elle les mène à la gloire ou à la ruine, la sorcière, la pirate et le vieux marchand en seront les instigateurs, bien malgré eux.

Derniers jours d’un monde oublié est le premier roman de Chris Vuklisevic. Il a remporté le concours organisé pour les vingt ans de la collection Folio SF. Indéniablement, une nouvelle grande voix de l’Imaginaire est née.

 

Les vents du changement

Tout commence simplement : sur Sheltel, une île isolée depuis plus de 300 ans suite à la Grande Nuit qui a vu disparaître l’ensemble des continents exceptée Sheltel elle-même, un bateau est visible à l’horizon. Du côté du bateau (de pirates), c’est la vigie qui annonce une terre en plein milieu du Désert Mouillé, là où n’aurait dû se trouver que la vaste étendue océanique. L’un des marins, une jeune femme nommée Erika, se souvient d’une légende qu’un homme à moitié fou lui a raconté à propos d’un peuple et son île engloutis lors de la Dernière Eruption… Dès lors, on pourrait penser que le roman est tournée sur l’origine de cette disparition mais pas du tout. Loin de chercher à vouloir l’expliquer, il est plutôt question ici du bouleversement qu’implique l’arrivée de ces pirates sur l’île de Sheltel et pour ses habitants, qui ont appris à vivre en se croyant seuls au monde et qui ont basé leur société sur cette apparente vérité.

Sheltel est une société complexe, avec ses rites, ses traditions, ses dirigeants, et quand tout menace de s’écrouler du fait de l’arrivée de ces étrangers, comment réagir ? « Derniers jours d’un monde oublié » (un très joli titre très parlant) ne parle au fond que de cela : aussi bien sur un plan sociétal ou tout simplement très personnel, le roman s’intéresse au changement et à comment chacun est prêt à l’affronter et avec quels moyens. En insistant principalement sur trois personnages très différents, tant dans leurs origines que dans leur comportement, c’est toute une société qui est sous la loupe de Chris Vuklisevic, vue sous le prisme des réactions de ces trois personnages.

Un mot tout de même sur la société de Sheltel. Dirigée par une caste familiale, les Natifs, l’île est divisée en deux communautés, les Dusties à l’est, habitant principalement la ville de Dust, et les Ashim à l’ouest, seuls rescapés de la Grande Nuit n’étant pas originaires de l’île. Ces derniers ont donc trouvé refuge sur Sheltel sans jamais être vus autrement par les Dusties que comme des émigrés « empruntant » une partie de l’île. Les Dusties ont des droits plus importants que les Ashim, ces derniers devant par exemple remettre une partie de leurs récoltes au Natif. Mais le Natif voit son influence péricliter devant la popularité de la Bénie qui, en étant du côté des pauvres et des déshérités, si elle n’a pas le rang du Natif au pouvoir, a le soutien du peuple. En parallèle, puisque Sheltel est une île coupée du monde, se pose le problème de la régulation de la population et de la richesse génétique de ses habitants. La Main, personnage à la fois respecté et craint, est là pour s’en occuper, par l’intermédiaire de ses Phalanges, autorisant (ou non…) les couples et les enfants, tout en sachant que l’arrivée d’un enfant (à condition qu’il soit viable, ce qui n’est pas toujours le cas dans une société où la consanguinité est quasi inévitable…) ne peut se faire qu’au prix de la mort d’un autre membre de la famille.

Tous ces riches éléments de background sont adroitement disséminés au fil du récit ou bien donnés au lecteur par l’intermédiaire de documents séparant les différents chapitres, qu’ils s’agissent de lettres de loi, de morceaux de journaux, voire même de publicité. C’est à la fois amusant et moins lourd que les habituels procédés démonstratifs dans lesquels un ou plusieurs personnages explique(nt) le monde à un autre personnage au lecteur, même si tous les document ne sont pas d’un intérêt égal…

Et puis on en vient au coeur du récit, et les réactions de Erika la pirate, de Arthur Pozar le riche commerçant né dans les bas-fonds de Dust et qui a su s’élever à force d’intelligence et de pugnacité, et de Nawomi la Main. Trois personnages qui vont, chacun à leur manière, tenter de gérer cette nouvelle donne qui s’annonce, avec des buts et, nécessairement, des réussites bien différentes… On les verra s’interroger, se trouver menacés, changer d’avis, avoir peur, etc… à tour de rôle. Trois personnages fascinants, chacun à leur manière, pour trois destinées qui vont bien sûr se croiser, que dis-je ! s’entrechoquer, avec autour d’eux bien d’autres personnages secondaires mais non moins importants. Et in fine, c’est bien de leurs choix dont il est question dans « Derniers jours d’un monde oublié », de l’importance du choix que chacun fait face au changement, entre celui qui est prêt à l’accepter, quel qu’il soit, celui qui veut à tout prix luter contre puisque ce changement met à mal ses privilèges, celui qui veut en tirer le plus grand bénéfice, ou celui qui tente simplement d’y survivre, avec entre tout ça tout un tas d’autres possibilités.

Les pirates, quant à eux (hormis Erika bien sûr et à un degré moindre la capitaine et « mère » d’Erika, Judith Kreed), sont finalement un peu hors-champ, ne représentant finalement que l’élément déclencheur, le catalyseur, de vents du changement inéluctables au sein d’une société à l’évidence déjà en tension et au bord du gouffre avant que les marins ne débarquent, sans qu’elle ne s’en aperçoive.

Ajoutez à cela d’autres éléments qui ne font qu’accentuer la situation de crise présentée dans le roman (une sécheresse extrême qui met en lumière l’importance de l’eau et de sa distribution aux différentes communautés et la richesse que sa possession implique, une magie très « naturelle », basée essentiellement sur les éléments et qui, là aussi, en fonction de la nature des pouvoirs, influe sur le devenir de chacun…), et vous obtenez un roman très riche malgré sa relative brièveté (350 pages tout de même, mais 350 pages bien remplies). Chris Vuklisevic aurait pu faire le choix de l’énorme roman-univers en développant plus de personnages, plus de situations (choses auxquelles le roman aurait fort bien pu se prêter), mais elle s’est finalement tournée vers une sorte d’économie pour faire ressortir la substantifique moelle de ce qu’elle présente. De ce point de vue, c’est à l’évidence une réussite.

En mélangeant tout cela avec des réflexions sur le communautarisme et les manigances des puissants ainsi que leurs secrets qui peuvent aller totalement à l’encontre de ce qu’ils représentent, des personnages remarquables et complexes (Erika qui balance entre violence intrinsèque et volonté de prendre un nouveau départ, Arthur dont le point de vue sur les nouveaux arrivants change en fonction de ses gains potentiels et qui n’hésite pas à écraser quiconque représente une menace, mais qui a aussi ses côtés touchants, Nawomi et ses secrets remettant en cause son statut mais dont le passé, son physique et ce à quoi elle est confrontée lui donnent une profonde humanité) et une ambiance sombre (avec quelques scènes plutôt marquantes de ce point de vue) et paradoxalement aussi par moment lumineuse, on obtient un premier roman surprenant de maîtrise et de densité.

Certes, tout n’est pas parfait, on pourrait vouloir éclaircir quelques points un peu moins développés ici ou là, mais globalement avec toutes ces thématiques dont on pourrait sans peine trouver l’équivalent dans notre société actuelle, cette galerie de personnages loin de tout manichéisme et qui font tous des erreurs, et cette ambiance notable, on a là tous les ingrédients pour un roman remarquable (et la couverture d’Alain Brion n’y est pas pour rien) et que l’on espère remarqué. Chris Vuklisevic représente-t-elle les vents du changement dans les littératures de l’imaginaire francophone ? En tout cas, il va certainement falloir retenir son nom.

 

Lire aussi l’avis de Nicolas.

 

  
FacebooktwitterpinterestmailFacebooktwitterpinterestmail