Membrane, de Chi Ta-Wei

Posted on 17 janvier 2020
Je suis en ce moment dans un tunnel de SF asiatique puisqu’après deux textes de Liu Cixin (« Terre errante » et « Boule de foudre »), je m’attelle à « membrane », novella du Taïwanais Chi Ta-Wei. Récipiendaire du Prix United Daily News en catégorie novella, « membrane » est considéré comme l’un des textes fondateurs de la littérature queer à Taïwan.

 

Quatrième de couverture :

Momo, une jeune esthéticienne réputée mais solitaire et marginale, vit dans une ville sous-marine d’un monde futur à l’écologie bouleversée. Ayant contracté enfant un virus d’un genre nouveau, il semble qu’elle ait subi de multiples transplantations d’organes artificiels.
Dans ce monde où les corps, les identités et les sexes se métamorphosent et se réinventent, les humains sont-ils encore maîtres de leur mémoire et de leur avenir ? Quel est le véritable passé de Momo ? Les prodigieuses membranes dont elle fait usage dans sa clinique auraient-elles une fonction insoupçonnée ?

 

Ville sous cloche et personnage complexe

Année 2100. La Terre est devenue quasiment inhabitable à cause de la couche d’ozone à tel point dégradée que les rayons UV du Soleil brûlent tout. La solution pour se prémunir de ce danger mortel : aller vivre sous les mers, l’eau étant une barrière naturelle infranchissable. La société s’est donc transformée, au gré d’une technologie qui repousse les limites du vivant : les androïdes sont devenus courants et permettent de s’offrir de nouveaux organes dès lors que la nature ne tient plus la route.

C’est à T-ville, dôme sous marin au large de Taïwan, que travaille et vit Momo, esthéticienne très recherchée par les habitants les plus fortunés. Momo est un personnage marquant, façonné par une vie compliquée : relations conflictuelles avec une mère absente, graves problèmes de santé alors qu’elle avait sept ans l’ayant conduit à trois ans d’hospitalisation, forte amitié avec Andy durant cette hospitalisation jusqu’à ce qu’Andy disparaisse subitement à la fin du traitement de Momo… Tout cela laisse des traces. Momo vit donc en recluse dans son petit appartement jouxtant son cabinet d’esthéticienne.

 

Un texte bien de son époque

« Membrane » a été écrit en 1995, et on s’en aperçoit rapidement, le contexte dans lequel vit Momo ne cesse de la rappeler, certes transposé dans le futur mais quand on parle de trou dans la couche d’ozone, de visiophones, de discolivres, du SIDA ou bien du réseau Gopher (réseau né en même temps que le Web et très largement écrasé par ce dernier depuis), on sent bien le passage des années. Pour autant, l’intérêt de ce texte ne réside heureusement pas dans son utilisation de technologies so nineties.

Son intérêt réside essentiellement dans le personnage complexe de Momo, qui semble n’entrer dans aucun cadre. Genre incertain (garçon d’abord, fille ensuite), difficulté à se situer dans la société, recluse et refusant le contact humain (un comble pour une esthéticienne) mais souffrant de cette mise à l’écart volontaire, Momo semble être en effet une illustration parfaite du mouvement queer qui émergeait alors à Taïwan (comme nous l’indique le traducteur Gwennnaël Gaffric dans sa très éclairante postface sur le mouvement queer et plus spécifiquement sur ce mouvement dans la littérature taïwanaise).

 

Intrigue fragmentée ou fragments d’intrigue ?

Mais l’autre intérêt du récit réside dans une intrigue certes minimaliste (après tout cette novella fait 190 pages relativement aérées, le but n’est pas d’avoir une intrigue ultra fouillée) mais qui réserve bien des surprises, d’autant qu’elle est menée de façon assez originale sur le plan narratif. En effet les trois premiers quarts du récit sont une sorte de récapitulatif de la vie de Momo, tout en introspection et en flashbacks à différentes époques (comme une mémoire fragmentée), très agréable à lire et donnant au lecteur tous les éléments nécessaires au dernier quart qui est le coeur même de l’intrigue (dont je ne dirai rien ici, pour ne rien dévoiler, si ce n’est que tout commence avec la venue de la mère de Momo, qu’elle n’a pas vue depuis vingt ans). On pourrait trouver ça déséquilibré, et ça l’est sans doute, mais pourtant le texte se tient très bien ainsi, intéressant de bout en bout.

Par ailleurs, même si certains éléments de contexte peuvent paraître datés comme je l’indique plus haut, d’autres sont tout à fait étonnants, comme la M-skin, cette membrane utilisée par Momo durant ses prestations d’esthéticienne permettant de vivre par procuration, un moyen de combler le manque affectif qu’elle subit.

 

SF-queer

Texte surprenant, abordant plus ou moins ouvertement les questions d’homosexualité, d’identité et d’appartenance à un genre, de relation à son corps et de ce qu’on en fait, librement ou non (le corps appartient-il vraiment à son propriétaire ou bien est-il utilisé par d’autres, de différentes manières ?), « Membrane » fait mouche. L’intrigue est certes minimalistes mais la chute est surprenante (sans qu’elle soit follement originale). Régulièrement touchant et d’une grande sensibilité malgré un ton narratif assez froid, le texte de Chi Ta-Wei, mélangeant cli-fi, cyberpunk, altération de la réalité et théorie queer, se révèle être un récit de SF tout à fait pertinent, qui mériterait d’être plus connu en francophonie. Une très belle découverte !

 

Lire les avis de Lhisbei, Vert, BrizeLutin rêveur, Stelphique, Ann, Lettres de Taïwan.

Critique écrite dans le cadre du challenge « Le Projet Maki » de Yogo.

 

  
FacebooktwitterpinterestmailFacebooktwitterpinterestmail